vendredi 25 mai 2007

Une ligne plus une ligne

Et puis les années passent. Inquiétude. Que faire pour la surmonter ? Une ligne plus une ligne. Et rester là coûte que coûte.

Robert Pinget, Le Harnais, éditions de Minuit, 1984.

mercredi 23 mai 2007

La mémoire et les films se remplissent d’objets qu’on ne pourra plus jamais appréhender



Longtemps j’ai habité la banlieue. Mon premier souvenir est un souvenir de banlieue. Aux confins de ma mémoire, un train de banlieue passe, comme dans un film. La mémoire et les films se remplissent d’objets qu’on ne pourra plus jamais appréhender.
Longuement j’ai habité ce quartier de Courbevoie. Les bombes démolirent les vieilles maisons, mais l’église épargnée fut ainsi dégagée. Je troque une victime contre ces pierres consacrées ; c’était un camarade d’école ; nous chantions dans la classe proche : « Mourir pour la patrie », « Un jour de gloire vaut cent ans de vie ».
Les cartes de géographie Vidal de La Blache éveillaient le désir des voyages lointains, mais entretenaient surtout leur illusion au sein même de nos paysages pauvres.
Un regard encore pur peut lire sans amertume ici où le mâchefer la poussière et la rouille sont comme un affleurement des couches géologiques profondes.
Palais, Palace, Eden, Magic, Lux, Kursaal… La plus belle nuit de la semaine naissait le jeudi après-midi. Entassés au premier rang, les meilleures places, les garçons et les filles acquittent pour quelques sous un règne de deux heures.



Parce que les donjons des Grands Moulins de Pantin sont un « Burg » dessiné par Hugo, le verre commun entassé au bord du canal de l’Ourcq scintille mieux que les pierreries.
A quinze ans, ce n’est rien de dépasser à vélo un trotteur à l’entraînement. Le vent d’hiver coupait le polygone du Bois de Vincennes ; moins sévère que le vent de l’hiver à venir qui verrait les Panzers répéter sur le terrain.
Promenades, premiers flirts au bord de la Marne, ombres sombres et bals muets, pas de danse pour les filles, les guinguettes fermeraient leurs volets. Les baignades de la Marne, Eldorado d’hier, vieillies, muettes et rares dorment devant la boue.
Soudain les rues sont lentes et silencieuses. Où seront les guinguettes, les fritures de Suresnes ? Paris ne s’accordera plus aux airs d’accordéon.
La banlieue entière s’est figée dans le décor préféré du film français. A Montreuil, le studio de Méliès est démoli. Ainsi merveilles et plaisirs s’en vont, sans bruit
« La banlieue triste qui s’ennuie, défile grise sous la pluie », chantait Piaf. La banlieue triste qui s’ennuie, défile grise sous la pluie. L’ennui est le principal agent d’érosion des paysages pauvres.
Les châteaux de l’enfance s’éloignent, des adultes reviennent dans la cour de leur école, comme à la récréation, puis des trains les emportent.

La banlieue grandit pour se morceler en petits terrains. La grande banlieue est la terre élue du P’tit pavillon. C’est la folie des p’titesses. Ma p’tite maison, mon p’tit jardin, mon p’tit boulot, une bonne p’tite vie bien tranquille.
Vie passée à attendre la paye. Vie pesée en heures de travail. Vie riche en heures supplémentaires. Vie pensée en termes d’assistance, de sécurité, de retraite, d’assurance. Vivants qui achètent tout au prix de détail et qui se vendent, eux, au prix de gros.
On vit dans la cuisine, c’est la plus petite pièce. En dehors des festivités, la salle à manger n’ouvre ses portes qu’aux heures du ménage. C’est la plus grande pièce : on y garde précieusement les choses précieuses.
Vies dont le futur a déjà un passé et le présent un éternel goût d’attente.
Le pavillon de banlieue peut être une expression mineure du manque d’hospitalité et de générosité du Français. Menacé il disparaîtra.
Pour être sourde la lutte n’en est pas pour autant silencieuse. Les téméraires construisent jusqu’aux avant-postes.
L’agglomération parisienne est la plus pauvre du monde en espaces verts. Cependant la destruction systématique des parcs anciens n’est pas achevée. Massacre au gré des spéculations qui sert la mode de la résidence de faux luxe, cautionnée par des arbres centenaires.



Voici venu le temps des casernes civiles. Univers concentrationnaire payable à tempérament. Urbanisme pensé en termes de voirie. Matériaux pauvres dégradés avant la fin des travaux.
Le paysage étant généralement ingrat. On va jusqu’à supprimer les fenêtres puisqu’il n’y a rien à voir.
Les entrepreneurs entretiennent la nostalgie des travaux effectués pour le compte de l’organisation Todt.
Parachèvement de la ségrégation des classes. Introduction de la ségrégation des âges : parents de même âge ayant le même nombre d’enfants du même âge. On ne choisit pas, on est choisi.
Enfants sages comme des images que les éducateurs désirent. Jeux troubles dans les caves démesurées. Contraintes des jeux préfabriqués ou évasion ? Quels seront leurs souvenirs ?
Le bonheur sera décidé dans les bureaux d’études. La ceinture rouge sera peinte en rose. Qui répète aujourd’hui du peuple français qu’il est indiscipliné. Toute une classe conditionnée de copropriétaires est prête à la relève. Classe qui fait les bonnes élections. Culture en toc dans construction en toc. De plus en plus la publicité prévaut contre la réalité.



Ils existent à trois kilomètres des Champs-Élysées. Constructions légères de planches et de cartons goudronnés qui s’enflamment très facilement. Des ustensiles à pétrole servent à la cuisine et à l’éclairage.
Nombre de microbes respirés dans un mètre cube d’air par une vendeuse de grands magasins : 4 millions. Nombre de frappes tapées dans une année par une dactylo : 15 millions. Déficit en terrain de jeux, en terrain de sport : 75 %. Déficit en jardin d’enfant : 99 %. Nombre de lycées dans les communes de la Seine : 9. Dans Paris : 29. Fils d’ouvriers à l’Université : 3 %. A l’Université de Paris : 1,5 %. Fils d’ouvriers à l’école de médecine : 0,9 %. A la Faculté de lettres : 0,2 %. Théâtre en-dehors de Paris : 0. Salle de concert : 0.
La moitié de l’année, les heures de liberté sont dans la nuit. Mais tous les matins, c’est la hantise du retard.

Départ à la nuit noire. Course jusqu’à la station. Trajet aveugle et chaotique au sein d’une foule serrée et moite. Plongée dans le métro tiède. Interminable couloir de correspondance. Portillon automatique. Entassement dans les wagons surchargés. Second trajet en autobus. Le travail est une délivrance. Le soir, on remet ça : deux heures, trois heures, quatre heures de trajet chaque jour.
Cette eau grise ne remue que les matins et les soirs. Le gros de la troupe au front du travail, l’arrière tient. Le pays à ses heures de marée basse.



L’autobus, millionnaire en kilomètres, et le travailleur, millionnaire en geste de travail, se sont séparés une dernière fois, un soir, si discrètement qu’ils n’y ont pas pris garde.
D’un côté les vieux autobus à plate-forme n’ont pas le droit à la retraite, l’administration les revend, ils doivent recommencer une carrière.
De l’autre, les vieux travailleurs. Vieillesse qui doit, dans l’esprit de chaque salarié, indubitablement survenir. Vieillesse comme récompense, comme marché que chacun considère avoir passé. Ils ont payé pour ça. Payé pour être vieux. Le seul âge où l’on vous fout la paix. Mais quelle paix ? Le repos à neuf mille francs par mois. L’isolement dans les vieux quartiers. L’asile. Ils attendent l’heure lointaine qui revient du pays de leur enfance, l’heure où les bêtes rentrent. Collines gagnées par l’ombre. Aboiement des chiens. Odeur du bétail. Une voix connue très lointaine… Non. Ils pourraient tendre la main et palper la page du livre, le livre de leur première lecture.
Les squares n’ont pas remplacé les paysages de l’Île de France qui venaient, hier encore, jusqu’à Paris, à la rencontre des peintres.

Le voyageur pressé ignore les banlieues. Ces rues plus offertes aux barricades qu’aux défilés gardent au plus secret des beautés impénétrables. Seul celui qui eût pu les dire se tait. Personne ne lui a appris à les lire. Enfant doué que l’adolescence trouve cloué et morne, définitivement. Il n’a pas fait bon de rester là, emprisonné, après y être né. Quelques kilomètres de trop à l’écart.
Des années et des années d’hôtels, de « garnis ». Des entassements à dix dans la même chambre. Des coups donnés, des coups reçus. Des oreilles fermées aux cris. Et la fin du travail à l’heure où ferment les musées. Aucune promotion, aucun plan, aucune dépense ne permettra la cautérisation. Il ne doit rien rester pour perpétrer la misère. La leçon des ténèbres n’est jamais inscrite au flanc des monuments.
La main de la gloire qui ordonne et dirige, elle aussi peut implorer. Un simple changement d’angle y suffit.

Maurice Pialat, L'Amour existe, 1961.

Le vrai chemin



Le vrai chemin passe par une corde qui n’est pas tendue en l’air mais presque au ras du sol. Elle paraît plus destinée à faire trébucher qu’à être parcourue.

Franz Kafka, Journal, octobre 1917, traduit de l’allemand par Marthe Robert, Grasset, 1954.

vendredi 18 mai 2007

Janséniste & Jésuite



Le Janséniste est un ami rude, qui n’a point pitié, parce qu’il ne regarde pas à votre faiblesse, mais qui frappe toujours à votre puissance, ce qui est honorer. Redoutable, parce qu’il exige justement ce que vous ne pouvez pas refuser, qui est que vous soyez un homme libre. Sa manière d’aider est de ne point vouloir aider ; car sa maxime principale est que, si l’on ne s’aide point soi-même, rien ne va. Je le compare à une coupe qui va déborder de mépris ; telle est sa manière de réconforter. Comme il est assuré que les moyens extérieurs, qui sont de police et de contrainte, ne changent point réellement un homme, mais que l’homme seul peut se changer lui-même par forte résolution, il observe après le coup de baguette qui avertit, attendant le miracle. Et il ne veut même point dire, ni laisser entendre, que le miracle lui fera plaisir, car l’homme se sauverait peut-être pour lui faire plaisir, et cela ne vaudrait rien. « Il faut, pense-t-il, que votre salut dépende seulement de vous ; et ce que votre volonté peut, rien d’autre au monde ne peut le faire, ni la contrainte, ni la pitié, ni même l’amour. » Si vous voulez apprendre le latin, la musique, la peinture ou la sagesse, trouvez quelque janséniste qui sache ces choses. Vous l’aimerez d’abord sans savoir pourquoi, et peut-être après vingt ans vous découvrirez que lui seul vous aimait. Forgeron.
Le Jésuite est un ami indulgent, qui ne compte pas trop sur vous, mais aussi qui travaille d’approche, et vous prend dans les liens ténus de l’habitude, ne vous demandant que de sourire d’abord, et de vous plaire avec lui ; c’est qu’il a éprouvé la faiblesse humaine et que c’est là qu’il regarde toujours, se disant que les actions finissent toujours par entraîner l’homme. Aussi que vous fassiez ce qu’il faut faire avec ennui, ou pour lui plaire, ou seulement par esprit d’imitation, il n’y regarde guère, prêtant surtout attention aux costumes et aux manières, enfin à la grâce extérieure, faute de laquelle l’homme le mieux doué trébuche sur le premier obstacle. Celui-là, vous commencerez par croire qu’il vous aime, et par vous faire reproche de ne pas l’aimer. Seulement, après vingt ans, quand il vous aura appris à tirer parti même de votre paresse, vous découvrirez qu’il vous méprise un peu, comme il méprise tout et lui-même. Or, le Jésuite a raison aussi ; car il n’y point de vie humaine bien composée si l’on néglige le côté extérieure et les moyens de politesse. Ayez donc les deux comme précepteurs, si vous pouvez, et ensuite comme amis.
Je dis Jésuite et janséniste parce que ces mots font portrait. Mais sachez bien que ces deux espèces d’hommes sont un peu plus anciennes que les ordres religieux, les hérésies et de drame du Calvaire. Bref, il y a deux religions ; une de manières, une autre de jugement. Les manières ne sont pas tout ; mais il faut des manières, une attitude, une certaine tenue qui s’accorde avec le temple et la cérémonie. L’esprit jésuite pense que cela suffit et que le jugement suivra. On peut penser au contraire, comme le janséniste, que le jugement en mourra, et que l’assistant bien élevé ne pensera plus jamais. (...)

Émile-Auguste Chartier, dit Alain, Propos, 12 février 1923.

mercredi 16 mai 2007

C’est un état nouveau qu’on ne peut prévoir dans l’ancien

Comme tous ceux qui possèdent une chose, pour savoir ce qui arriverait s’il cessait un moment de la posséder, il avait ôté cette chose de son esprit, en y laissant tout le reste dans le même état que quand elle était là. Or l’absence d’une chose, ce n’est pas que cela, ce n’est pas un simple manque partiel, c’est un bouleversement de tout le reste, c’est un état nouveau qu’on ne peut prévoir dans l’ancien.

Marcel Proust, Du côté de chez Swann, II. Un amour de Swann, 1913.

mardi 15 mai 2007

L’économie ne peut offrir à satisfaire que les besoins dont elle est l’auteur



On dit que le progrès des forces productives nous a débarrassés de toutes sortes d’inconforts du passé, et c’est exact, mais c’était pour installer les siens à la place, plus onéreux, plus compliqués et sujets aux pannes. Un escalier étant une chose simple et commode, il peut être beau et n’est jamais ennuyeux.
L’économie le supprime en le déclarant fatigant, en disant qu’à ses yeux l’homme mérite un ascenseur ; elle peut ensuite entasser celui-ci sur trente étages et lui vanter ce progrès sur les maisons basses de ses ancêtres, leurs châteaux éclairés à la bougie.
L’apologie des innovations se ramène invariablement à ces sophismes grossiers qui masquent le simple fait que l’économie ne peut offrir à satisfaire que les besoins dont elle est l’auteur : elle isole chacun dans une vie suffocante et inepte, et s’émerveille elle-même de devoir lui fournir ensuite tant d’accessoires : il y a effectivement un ascenseur pour atteindre le vingt-troisième étage et un congélateur pour y ranger la nourriture frigorifique ; il y a effectivement des progrès incroyables dans le traitement des allergies qui se multiplient ; on propose au consommateur prostré dans sa tour d’habitation des câbles numériques débitant cent cinquante programmes de radiovision (au moyen de cette nouvelle décompression numérique) et des week-ends instantanés sous les tropiques, etc., et l’employé de bureau le soir peut lire Sade sous l’hallogène, etc.


Baudouin de Bodinat, La Vie sur terre. Réflexions sur le peu d'avenir que contient le temps où nous vivons, tome premier, Editions de l'Encyclopédie des nuisances, 1996.



Image volée ici.

mardi 8 mai 2007

« Ministère de l’intérieur »



Un homme hostile à toute tradition soumettra d’autant plus impitoyablement sa vie privée aux normes dont il veut faire les lois d’un état social futur. Comme si elles lui imposaient le devoir de les préfigurer, elles qui ne sont encore nulle part réalisées, au moins dans le cercle de sa vie intime. L’homme, cependant, qui se sait en accord avec les plus anciennes traditions de son état social ou de son peuple, peut à l’occasion mettre ostensiblement sa vie privée en contradiction avec les maximes qu’il défend impitoyablement dans sa vie publique, et considère secrètement, sans la moindre gêne pour sa conscience, sa propre conduite comme la preuve la plus contraignante de l’autorité inébranlable des principes qu’il affiche. C’est ainsi que se distinguent les deux types de l’homme politique conservateur et de l’anarcho-syndicaliste.

Walter Benjamin, « Ministère de l’intérieur »,
Sens unique [1928] précédé de Enfance berlinoise et suivi de Paysages urbains, traduit de l’allemand par Jean Lacoste, nouvelle édition revue, Maurice Nadeau, 1988.