mardi 24 novembre 2009

La politique commence avec la capacité de feindre sa propre douleur



Dans un épisode célèbre de La Chinoise, Jean-Pierre Léaud mimait la démonstration exemplaire d’un étudiant chinois tabassé par la police soviétique. La tête couverte de bandages, celui-ci les enlevait lentement, cérémonieusement, pour mieux préparer le spectacle atroce de la chair meurtrie témoignant du crime « révisionniste ». La dernière bande enlevée, le visage apparaissait : intact, semblable à celui de l’acteur, au vôtre, au mien.
Quelle morale tirer de ce cet apologue ? L’éternel mensonge de la propagande, forte de son principe : « plus c’est gros, plus ça passe » ? La démonstration, dans ce cas, eût été bien étrange. Manifestement, le sens de la pantomime ne concernait pas le mensonge, mais le type de vérité qu’il présuppose. En dévoilant la fausse vérité d’un corps meurtri, la mise en scène de Godard nous rappelait ceci : il n’y pas de vérité nue, de douleur qui parle par elle-même. Il n’y de vérité de la douleur que par une démonstration qui lui donne une parole, un argument, disons-le, en termes aristotéliciens, une fable.
La mise en scène politique de la souffrance suppose qu’il y a une vérité dont la parole seule est capable. Elle suppose que la douleur feinte par celui qui porte le masque produit de la connaissance et des affects purifiés. La politique, en ce sens, tient de la tragédie. Mais elle va plus loin qu’elle. L’acteur, en effet, n’a à feindre que la douleur d’Hécube qui ne lui est rien. La politique commence avec la capacité de feindre sa propre douleur, de lui constituer un masque, une fable qui la rende partageable au-delà de la crainte et de la pitié. Les bandelettes alors ne cachent pas seulement une fausse meurtrissure, elles exhibent une vérité – feinte, argumentée, communicable – d’une douleur passée en raisons.
Car la souffrance fondamentale, c’est l’état de celui qui ne peut pas feindre sa douleur. De celui-là on a crainte ou pitié, pitié craintive, haineuse, comme on avait jadis pour les classes laborieuses et dangereuses. Celles-ci, on le sait, ont inventé leur politique le jour où elles ont appris à jouer leur vraie douleur avec les mots empruntés à la feinte douleur des héros romantiques. L’apologue de Godard nous enseigne alors ceci : celui qui souffre, en vérité, souffre autrement – comme nous qui ne souffrons pas de sa douleur et pouvons alors nous reconnaître sur son visage sans traces.

Jacques Rancière, « La feinte douleur », La Quinzaine littéraire, n° 675, août 1995, repris dans Moments politiques, éditions La Fabrique, 2009.

vendredi 20 novembre 2009

Tout homme porte une chambre en lui



Tout homme porte une chambre en lui. On peut même le vérifier en écoutant. Quand quelqu’un marche vite et que l’on tend l’oreille la nuit par exemple, lorsque tout est tranquille, on peut entendre le petit bruit d’un miroir mal fixé au mur ou celui d’un chapeau de lampe.

Franz Kafka, Cahier B (janvier-février 1917), Cahiers in-octavo (1916-1918), traduit de l’allemand par Pierre Deshusses, Bibliothèque Rivages, 2009.

jeudi 5 novembre 2009

Il arrive fréquemment qu’un grand livre soit un grand malheur



Si la sentence de Synésios de Cyrène, voler les travaux des morts est une plus grande offense que voler leurs vêtements, est justifiée, que deviendront la plupart des écrivains ? À la barre, je lève la main avec les autres car je suis coupable de ce type de crime, vous avez l’aveu de l’accusé, être condamné avec les autres me satisfait. Il est tout à fait vrai que nombreux sont ceux que tient la maladie incurable d’écrire et il n’y a point de fin à multiplier les livres, comme le disait déjà le vieux sage ; à notre époque écrivassière et tout particulièrement alors que le nombre de livres est innombrable, comme l’a dit un homme de valeur, et quand les presses sont oppressées, à une époque où il suffit que tout un chacun soit d’humeur à se gratter pour vouloir s’afficher et désirer célébrité et honneurs (nous écrivons tous, doctes et ignares), celui-là écrira quoi qu’il en soit et y parviendra, peu importent ses sources. Ensorcelés par le désir d’être célèbres, même au plus fort de la maladie, au risque de perdre la santé et d’être à peine capables de tenir une plume, ils doivent dire quelque chose, le sortir d’eux-mêmes, et se faire un nom, quitte à écraser et à ruiner beaucoup d’autres personnes. Ils veulent être comptés parmi les écrivains, être salués comme écrivains, être acceptés et tenus pour polymathes et polyhistors, se voir attribuer par la foule ignorante l’appellation vaine d’artiste, obtenir un royaume en papier; sans espoir de gain mais désireux d’une grande célébrité, à notre époque d’érudition immature, de précipitation et d’ambition (voilà comment J. C. Scaliger la critique) et alors qu’ils ne sont encore que des disciples, voilà qu’ils veulent devenir des maîtres et des professeurs, avant même de savoir écouter correctement. Ils se précipitent vers tous les domaines de la connaissance, civils ou militaires, vers les auteurs de théologie et ceux des humanités, fouillent tous les index et tous les pamphlets pour produire des notes, comme nos marchands draguent le fond des ports étrangers pour y faire entrer leurs navires, ils écrivent de gros volumes, alors que ces derniers attestent qu’ils sont plus loquaces qu’érudits. Ils prétendent généralement être à la recherche du bien de tous, mais, comme le fait remarquer Gesner, ils sont poussés par l’orgueil et la vanité, ils n’apportent rien de neuf ni rien qui en vaille la peine, seulement la même chose, en d’autres termes. S’ils deviennent auteurs, c’est pour occuper les imprimeurs ou pour prouver qu’ils ont existé. Tels des apothicaires, nous réalisons de nouveaux mélanges tous les jours, versons d’un récipient dans un autre, et comme ces anciens Romains qui pillèrent toutes les cités du monde pour construire leur Rome, en en choisissant si mal le site, nous écrémons l’esprit des autres hommes, prenons les plus belles fleurs dans les jardins que d’autres ont entretenus avec soin et les transplantons dans nos propres parterres stériles. Ils lardent leurs maigres livres de la graisse de ceux des autres dénonce Giovio. Voleurs ignorants, &c. Faute que soulignent tous les écrivains, comme je le fais en ce moment, et pourtant tous sont coupables, ils sont des hommes de trois lettres, tous des voleurs, ils pillent les écrivains d’autrefois pour rembourrer leurs nouveaux commentaires, raclent les tas de fumier d’Ennius, plongent dans le puits de Démocrite, comme je l’ai fait. Et c’est ainsi que l’on voit que non seulement nos bibliothèques et nos librairies sont pleines de papier puant, mais aussi toutes les chaises percées, toutes les latrines ; les vers qu’ils écrivent sont lus à la selle ; ils servent à emballer les tourtes, à envelopper les épices, à empêcher les rôtis de brûler. Chez nous, en France, nous dit J. J. Scaliger, tous les hommes sont libres d’écrire, mais peu en sont capables, jusqu’à présent le savoir était servi par des savants au jugement sain, mais à présent les sciences les plus nobles sont salies par des pisse-copie vils et sans culture qui écrivent par vaine gloire, par nécessité, pour obtenir de l’argent ou pour flatter et enjôler quelque grand homme qu’ils parasitent; ils produisent des niaiseries, des déchets et des sottises. Parmi tant de milliers d’auteurs, vous aurez du mal à en trouver dont la lecture fera de vous quelqu’un d’un peu meilleur; tout au contraire elle vous infectera alors qu’elle devrait contribuer à vous perfectionner.
Celui qui lit ces choses,
Qu’apprend-il sinon des billevesées et des bagatelles ?
De sorte qu’il arrive fréquemment (Callimaque l’a remarqué autrefois) qu’un grand livre soit un grand malheur. Cardan accuse les Français & les Allemands d’écrire pour rien, il ne leur reproche pas d’écrire, mais voudrait les voir faire preuve d’inventivité ; nous continuons sans cesse à tisser le même filet, à tordre la même corde encore et encore, ou alors, s’il s’agit d’une nouveauté, elle n’est que babiole ou divertissement écrit par des gens oisifs qui souhaitent être lus par des gens tout aussi oisifs; et pourquoi ne savent-ils pas inventer? Il faut avoir un esprit bien stérile pour, à notre époque où tous écrivent, ne rien forger de neuf. Les princes exhibent leurs armées, les riches se vantent de leurs édifices, les soldats de leur virilité, et les lettrés divulguent leurs babioles, il faut qu’on les lise, il faut qu’on les entende, qu’on le veuille ou non.

Robert Burton, The Anatomy of Melancholy, 1652, traduit de l'anglais par Bernard Hoepffner, Anatomie de la mélancolie, éditions José Corti, 2000.

lundi 2 novembre 2009

Le lapin est la cause du chien



Effet n. Le second de deux phénomènes qui apparaissent toujours ensemble et dans le même ordre. Le premier, appelé cause, est censé générer l’autre — ce qui n’est pas mieux démontré que par cette personne qui, n’ayant jamais vu de chien auparavant que dans la poursuite d’un lapin, déclare que le lapin est la cause du chien.

Ambrose Bierce, Le Dictionnaire du diable, 1911, traduit de l'am
éricain par Bernard Salé, éditions Rivages.

dimanche 1 novembre 2009

L’ordre ou le désordre des discours

(...) La numérisation des objets de la culture écrite qui est encore la nôtre (le livre, la revue, le journal) leur impose une mutation bien plus forte que celle impliquée par la migration des textes du rouleau au codex. L’essentiel ici me paraît être la profonde transformation de la relation entre le fragment et la totalité.
Au moins jusqu’à aujourd’hui, dans le monde électronique, c’est la même surface illuminée de l’écran de l’ordinateur qui donne à lire les textes, tous les textes, quels que soient leur genre ou leur fonction. Est ainsi rompue la relation qui, dans toutes les cultures écrites antérieures, liait étroitement des objets, des genres et des usages. C’est cette relation qui organise les différences immédiatement perçues entre les différents types de publications imprimées et les attentes de leurs lecteurs, guidés dans l’ordre ou le désordre des discours par la matérialité même des objets qui les portent.
Et c’est cette même relation qui rend visible la cohérence des œuvres, imposant la perception de l’entité textuelle, même à celui qui n’en veut lire que quelques pages. Dans le monde de la textualité numérique, les discours ne sont plus inscrits dans des objets, qui permettent de les classer, hiérarchiser et reconnaître dans leur identité propre. C’est un monde de fragments décontextualisés, juxtaposés, indéfiniment recomposables, sans que soit nécessaire ou désirée la compréhension de la relation qui les inscrit dans l’œuvre dont ils ont été extraits.

Roger Chartier, L’Avenir numérique du livre, Le Monde, 26 octobre 2009.

jeudi 22 octobre 2009

Instructions pour monter un escalier

Tout le monde a certainement remarqué déjà que le sol parfois se plie de telle façon qu’une partie monte à angle droit avec le plan du parquet et que la partie suivante redevient parallèle à ce premier plan, cela pour donner naissance à une nouvelle perpendiculaire, opération qui se répète en spirale ou en ligne brisée jusqu’à des hauteurs extrêmement variables. En se penchant et en posant la main gauche sur une des parties verticales et la droite sur la partie horizontale correspondante, on est en possession momentanée d’une marche, ou degré. Chacune de ces marches, formée comme on le voit de deux éléments, se situe un peu plus haut et un peu plus avant que la précédente, principe qui donne un sens à l’escalier, vu que toute autre combinaison produirait des formes peut-être plus belles ou plus pittoresques mais incapables de vous transporter d’un rez-de-chaussée à un premier étage.
Les escaliers se montent de face car en marche arrière ou latérale ce n’est pas particulièrement commode. L’attitude la plus naturelle à adopter est la station debout, bras ballants, tête droite mais pas trop cependant afin que les yeux puissent voir la marche à gravir, la respiration lente et régulière. Pour ce qui est de l’ascension proprement dite, on commence par lever cette partie du corps située en bas à droite et généralement enveloppée de cuir ou de daim et qui, sauf exception, tient exactement sur la marche. Une fois ladite partie, que nous appellerons pied pour abréger, posée sur le degré, on lève la partie correspondante gauche (appelée aussi pied mais qu’il ne faut pas confondre avec le pied mentionné plus haut) et après l’avoir amenée à la hauteur du premier pied, on la hisse encore un peu pour la poser sur la deuxième marche où le pied pourra enfin se reposer, tandis que sur la première le pied repose déjà. (Les premières marches sont toujours les plus difficiles, jusqu’à ce qu’on ait acquis la coordination nécessaire. La coïncidence des noms entre le pied et le pied rend l’explication difficile. Faites spécialement attention à ne pas lever en même temps le pied et le pied.)
Parvenu de cette façon à la deuxième marche, il suffit de répéter alternativement ces deux mouvements jusqu’au bout de l’escalier. On en sort facilement, avec un léger coup de talon pour bien fixer la marche à sa place et l’empêcher de bouger jusqu’à ce que l’on redescende.

Julio Cortázar, « Instructions pour monter un escalier », Cronopes et fameux (1962), traduit de l’espagnol par Laure Guille-Bataillon, Gallimard, 1977.

mardi 13 octobre 2009

Sentant, par la douleur d’en perdre l’illusion, la joie qu’on aurait eue à posséder un privilège si beau



En un point de ce vaste monde animé d’un mouvement continuel et continuellement transformé, où d’instant en instant rien ne se produisait qui n’eût la raison de son existence dans l’état antérieur des choses, je me vis au-delà de mes souvenirs; je me vis à mon origine, moi, ce nouveau-né qui était moi, ce moi étranger qui commença mon être, je le vis déposé à son insu en un point de cet univers: mystérieux germe destiné à devenir avec les années ce que comportaient sa nature et celle du milieu complexe qui l’environnait. Puis, dans les perspectives de la mémoire de moi-même, que je prolongeai des perspectives supposées de ma vie future, je m’apparus : multiplié en une suite de personnages divers, dont le dernier, s’il se tournait vers eux, un jour, à un moment suprême, et leur demandait : Pourquoi ils avaient agi de la sorte ? Pourquoi ils s’étaient arrêtés à telle pensée? les entendrait de proche en proche en appeler sans fin les uns les autres. Je compris l’illusion de murmurer au moment d’agir ces mots dérisoires : Réfléchissons, voyons ce que je vais faire ; et que j’aurais beau réfléchir, je ne parviendrais pas plus à devenir l’auteur de mes actes par le moyen de mes réflexions que de mes réflexions par le moyen de mes réflexions ; que si j’avais le sentiment de ma force, car je l’avais pourtant le sentiment de ma force propre, si j’en étais parfois débordé, c’est que je la sentais en moi à son passage, c’est qu’elle me submergeait d’une de ses vagues, la force occupée à entretenir ce flux et reflux universel. Je connus que, n’étant pas mon principe, je n’étais le principe de rien ; que mon défaut et ma faiblesse étaient d’avoir été fait ; que quiconque a été fait, a été fait dénué de la noble faculté de faire ; que le sublime, le miracle aussi, hélas ! et l’impossible était d’agir : n’importe où en moi et n’importe comment, mais d’agir ; de donner le premier branle, de vouloir un premier vouloir, de commencer quelque chose en quelque façon (que n’eussé-je pu si j’eusse pu quelque chose !), d’agir, une fois, tout à fait de mon chef, c’est-à-dire d’agir : et sentant, par la douleur d’en perdre l’illusion, la joie qu’on aurait eue à posséder un privilège si beau, je me trouvai réduit au rôle de spectateur, tour à tour amusé et attristé d’un tableau changeant qui se dessinait en moi sans moi, et qui, tantôt fidèle et tantôt mensonger, me montrait, sous des apparences toujours équivoques et moi-même et le monde, à moi toujours crédule, et toujours impuissant à soupçonner mon erreur présente ou à retenir la vérité : ne fût-ce que cette vérité, maintenant si claire à mes yeux, de mon impuissance invincible à me défaire jamais d’aucune erreur, si, par une autre erreur, j’en tentais l’effort inutile et inévitable. Une seule, une seule idée, partout réverbérée, un seul soleil aux rayons uniformes : Cela que j’ai fait était nécessaire. Ceci que je pense est nécessaire.

Jules Lequier, Comment chercher, comment trouver une première vérité ?, 1865, éditions Allia, 2009.

lundi 12 octobre 2009

Soleil voilé : on ne pourra pas dire qu’il n’a pas brillé

Ne pas connaître son bonheur. Traverser des périodes de la vie qu’on ne pourra pas faire autrement, plus tard, que de considérer comme heureuses. Soleil voilé : on ne pourra pas dire qu’il n’a pas brillé. On pourra encore moins se plaindre. Il existe ainsi des bonheurs impalpables. L’organe qui les aurait sentis n’existait déjà plus ou ne pouvait se former qu’après coup.

Philippe Garnier, La Tiédeur, Presses universitaires de France, collection Perspectives critiques, Paris, 2000.

dimanche 11 octobre 2009

Faute de chants d’oiseaux, je chantais moi-même un air d’opéra



J’attachais des patins à glace à une institutrice, je me mis au garde-à-vous devant un surveillant qui me réprimandait. Dans le cahier de permanence, il déclara une histoire de brigands. Une jeune fille à qui je le dis déclara que c’était une fort bonne place pour cette histoire. Et puis je goûtai du vin nouveau de Douanne, et j’allai voir au théâtre municipal une pièce pleine d’esprit. Cette petit salle était immensément jolie. On contempla une gare neuve et l’on tapota le menton d’une serveuse du buffet. Lorsqu’on est de belle humeur, on se comporte volontiers en homme du monde.

[...] Une autre fois, j’allais au théâtre et j’y fus si familièrement traité par la dame du vestiaire que j’eus l’impression d’être son mari. Si j’avais été sincère, j’aurais dû dès lors prendre en charge cette femme que pourtant je ne connaissais pas. Sa manière d’être me liait à elle. Embrasé comme une bûche, je descendis jusqu’à la rampe et examinais les pieds de ma voisine. On laisse passer sans en profiter d’innombrables occasions de lier connaissance, d’établir un rapport entre soi et autrui, de partager gaieté et vision des choses.

[...] Une somnolence indescriptible envahissait mon être inextricable. Il aurait fallu que je prisse un balai pour me pousser vers l’avant sur le sol ; j’étais dans la poussière et ne me poussais pas d’un pouce, tout en regardant avec amour le bleu velouté du ciel. Mes considérations étaient extrêmement lentes. « Comme c’est difficile d’être sage », me chuchotais-je sur un ton ému dans l’oreille, dans ma petite oreille. Je prends des gants avec moi-même, mais je trouve que cela convient. Parler de moi avec le respect nécessaire, cela me paraît être un devoir. Faute de chants d’oiseaux, je chantais moi-même un air d’opéra ; et je fus énormément satisfait de ma performance.

Robert Walser, « Une gifle, et autres », Die Rose, 1925, La Rose, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, Gallimard, 1987.

vendredi 2 octobre 2009

Je disais que je m’éveillais, et j’entrais dans un autre songe



Quand je considère ma vie passée, je trouve que mes fautes, non pas celles-là que (chose étrange) je me reprochais en les faisant, mais celles que je me suis reprochées seulement après coup, avaient eu leur origine dans des erreurs qui en un sens avaient été des fautes aussi, et que je corrigeais, si je les corrigeais, tantôt par des vérités tardives, tantôt par d’autres erreurs que je reconnaissais dans la suite être pires quelquefois : le tout, je dois en convenir, un peu au gré de la fortune. Un peu, dis-je ? Tellement à vrai dire, qu’examinant aujourd’hui la trame diverse de mes pensées, si étroitement liées à mes impressions, mes impressions nécessairement subordonnées aux circonstances, et les circonstances à tant d’égards indépendantes de moi, je me vois pris de la crainte de donner trop aux sentiments de mes torts ; et dans mon embarras d’apprécier comme il faut ma force et ma faiblesse, je serais tenté d’employer à me justifier ma propre incertitude sur l’une et sur l’autre. Mais un instinct, un invincible instinct en moi s’y oppose, et m’oblige à croire que sur un très grand nombre d’occasions, dont il me laisse à la rigueur excepter chacune, si je veux, successivement, il y en a eu beaucoup, il y en a eu plusieurs où mon effort pour parvenir à la vérité a été moindre et moins bien dirigé qu’il ne pouvait être.
Dût cet instinct me tromper lui-même, encore mon erreur serait-elle de toutes la plus noble et, tout considéré, la moins dangereuse. Supposé donc qu’il ne me trompe pas, je comprends alors, quoique d’une manière confuse, comment, lorsque des réflexions nouvelles, nées en moi à la faveur des nouvelles conjonctures, m’apportaient une connaissance qui rectifiait mes jugements antérieurs, plus cette vérité était simple et imposante, plus il m’eût été aisé de l’acquérir auparavant et de susciter de moi-même les réflexions dont elle était le fruit. Souvent même j’avais assemblé des idées et dit : Cela est. Mais la portée de mes paroles me dépassait, et puisque je ne savais pas que je savais, en effet je ne savais pas : aussi bien n’avais-je point tenu compte de cette connaissance dans mes actions ; et c’est en vain que plus impartial dans mes jugements sur autrui, je m’étais éclairé sans peine de la vue de ses torts : j’avais perdu cette lumière au moment de m’en donner de semblables ; et il se trouvait que j’avais été sévère à son égard, longtemps avant d’être juste envers moi qui n’avais pas profité de son exemple.
J’ai donc, non seulement (chose affreuse) fait mentir ma conscience en faisant le mal, et il faut bien plier sa fierté jusqu’à ces aveux sous peine d’avoir à transformer ses remords en applaudissements ou, ce qui fait trembler, sous peine de n’en point avoir, mais je me suis maintes fois trompé, alors que j’aurais pu ne me tromper pas. Je me suis laisse prendre à des apparences. Quelquefois j’ai fait plus : je me suis trompé presque sciemment, ayant à cela une sorte d’intérêt sans doute, mais un intérêt bien autrement sérieux et durable à ne le pas faire ; et j’ai été mon flatteur et mon complice, au lieu d’être mon conseiller attentif et intègre. J’ai laissé oisive, en moi, une puissance qu’il ne tenait qu’à moi d’exercer pour mon avantage. J’allais, entraîné, quelquefois m’entraînant, satisfait de consacrer par une approbation superflue ce qu’avait décidé de moi, sinon la volonté des hommes, au moins le concours des événements. Quelquefois j’ai pris l’alarme et j’ai cru m’éveiller : je disais que je m’éveillais, et j’entrais dans un autre songe.

Jules Lequier, Comment chercher, comment trouver une première vérité ?, 1865, éditions Allia, 2009.

dimanche 27 septembre 2009

samedi 26 septembre 2009

Voilà pour l’art et la manière

Tout ce qui précède oublier. Je ne peux pas beaucoup à la fois. Ça laisse à la plume le temps de noter. Je ne la vois pas mais je l’entends là-bas derrière. C’est dire le silence. Quand elle s’arrête je continue. Quelquefois elle refuse. Quand elle refuse je continue. Trop de silence je ne peux pas. Ou c’est ma voix trop faible par moments. Celle qui sort de moi. Voilà pour l’art et la manière.

Samuel Beckett, « Assez » (1966), Têtes-mortes, éditions de Minuit, 1967, 1972.

jeudi 24 septembre 2009

Déjà le titre est crétin



Déjà le titre est insupportablement crétin. Sa crétinerie est un chantage, parce qu’elle implique une sorte de complicité dans le mauvais goût, et parce qu’elle est imposée au nom d’un conformisme que la plus grande majorité accepte. Et ce que l’on peut dire du titre, on peut le dire également de toute l’émission. C’est un chantage odieux selon lequel la légèreté, la superficialité, l’ignorance et la vanité se voient imposées comme un état d’âme et une condition humaine obligatoire.
Pour moi, les responsables de cette émission sont de purs et simples criminels, et pas dans le sens métaphorique du terme. Ils exercent une répression qui équivaut à la violence des pires régimes antidémocratiques : la différence est infime entre rendre les hommes imbéciles et mauvais et les tuer. Malheureusement les hauts dirigeants de la télé qui ont voulu cette horrible émission (qui, du reste, en plus tapageur, est du niveau d’au moins 80 % de ce qui est transmis à la télévision) ont créé autour d’eux une chaîne infinie de l’omerta car, en ayant conquis, par la violence, l’opinion publique, ils ont également entraîné dans leur dessein criminel tous ceux qui sont contraints de tenir compte de cette opinion publique : par exemple, les journalistes, les directeurs d’hebdomadaires et de quotidiens, etc.
L’impopularité la plus féroce et la plus intangible s’est alors créée autour de quiconque manifeste son désaccord devant une telle honte (j’ai honte, je rougis à l’idée même de répéter le titre de cette chose). Honte acceptée avec autant de légèreté (et une réelle brutalité) par la petite-bourgeoisie et la classe ouvrière. Celle-ci (cette honte) est donc une des manifestations les plus tapageuses de cette culture de masse que le capitalisme impose et prétend interclassiste.
Quand les ouvriers de Turin et de Milan commenceront à lutter aussi pour une réelle démocratisation de cet appareil fasciste qu’est la télé, on pourra réellement commencer à espérer. Mais tant que tous, bourgeois et ouvriers, s’amasseront devant leur téléviseur pour se laisser humilier de cette façon, il ne nous restera que l’impuissance du désespoir.

Pier Paolo Pasolini, Réponse à une enquête sur l’émission de variétés de Rai Uno « Canzonissima », à l’occasion du début de la saison 1972-1973, Paese Sera, 8 octobre 1972, Contre la télévision et autres textes sur la politique et la société, traduit de l’italien par Caroline Michel et Hervé Joubert-Laurencin, Les Solitaires intempestifs, 2003, repris dans « Domestiquer les masses », revue Agone, n° 34, 2005.

vendredi 11 septembre 2009

Et voilà, nous sommes presque arrivés



J’ai remarqué aussi que nous ne trouvons plus nulle part à nous reposer. Par cette raison que le repos de l’âme suppose un univers durable autour de soi, essentiellement imperturbable quant à nos péripéties et conservant nos ruines en son fonds abondant ; où les générations circuleraient dans la perpétuité du genre humain et du monde habité : ses paysages, ses mœurs, ses langages, ses villes ; qu’on laisserait après soi à ceux qui sont venus entre-temps, et qui rappellerait nos vies à leur fugitivité, à l’agréable devoir que nous avons de vivre heureusement ce bref séjour
Ici, où l’économie rationnelle nous a déportés, tout est de la veille, hâtif, électrique et nouveau, et semble-t-il truqué, bruyant et fébrile, qu’une rapide décrépitude emporte. Les rues nouvelles ne se souviennent pas de nous, ni les cafés plusieurs fois neufs depuis que notre jeunesse s’y hasardait suivant les fantômes de l’autre siècle : assis là parmi cette laideur de toc et de clinquant, de bruits idiots, on s’y sent plus ancien et moins provisoire, on ne reconnaît rien autour de soi, ni les gens.
On cherche à se souvenir de cet autrefois où nous étions, à la réflexion si proche ; comment l’après-midi s’égouttait paisiblement dans les cafés pleins d’ombre, comment l’âme trouvait à s’y délasser et comment revenant sur nos pas bien plus tard il nous semblait aller à sa rencontre. Mais les décors criards et les camelotes du retour d’investissement n’offrent que des heures factices et vides, la pensée s’y décourage, part en lambeaux, tout en devient indifférent et comme posthume, et même celle qu’on y attend.
Ainsi c’est nous désormais qui faisons figure d’antiquités, d’arriérations vivantes, si peu que l’on ait vécu. Que reste-t-il du monde où nous sommes venus et de tout ce que nous aimions ? Absolument rien : les descriptions de Paris vieilles d’à peine la moitié d’une vie d’homme nous sont comme d’une fabuleuse Atlantide. On s’amusera de dire que Baudelaire a déjà réclamé là-dessus, mais ce sera bêtement : il a vu se mettre en route la machine du progrès, et voilà, nous sommes presque arrivés.

Baudouin de Bodinat, La Vie sur terre. Réflexions sur le peu d'avenir que contient le temps où nous vivons, tome premier, Editions de l'Encyclopédie des nuisances, 1996.

lundi 7 septembre 2009

Savoir le nom, dire le mot, c’est posséder l’être ou créer la chose



Le terme chinois qui signifie : vie et destinée (ming), ne se distingue guère de celui (ming) qui sert à désigner les symboles vocaux (ou graphiques). Peu importe que les noms de deux êtres se ressemblent au point qu’il y ait chance de les confondre : chacun de ces noms exprime intégralement une essence individuelle. C’est peu de dire qu’il l’exprime : il l’appelle, il l’amène à la réalité. Savoir le nom, dire le mot, c’est posséder l’être ou créer la chose. Toute bête est domptée par qui sait la nommer. Je sais dire le nom de ce couple de jeunes gens : ils revêtent aussitôt, faisan et faisane, la forme qui convient à leur essence et qui me donne prise sur eux. J’ai pour soldat des tigres si je les appelle : « tigres ! ». Je ne veux point devenir impie, j’arrête donc ma voiture et je fais demi tour, car je viens d’apprendre que le nom de la bourgade prochaine est : « la mère opprimée ». Quand je sacrifie, j’emploie le terme convenable, et les dieux aussitôt agréent mon offrande : elle est parfaite. Je connais la formule juste pour demander une fiancée : la fille est à moi. La malédiction que j’exhale est une force concrète : elle assaille mon adversaire, il en subit les effets, il en reconnaît la réalité. Je sors d’un sang princier, je deviendrai pourtant garçon d’écurie, car on m’a appelé « palefrenier ». Je me nomme Yu, j’ai droit au fief de Yu, la volonté du suzerain ne peut me l’enlever je ne puis être dépossédé de la chose, puisque j’en détiens l’emblème. J’ai tué un seigneur : aucun crime n’a été commis si nul n’a osé dire « c’est un assassinat » ! Pour que ma seigneurie périsse, il suffit que, violant les règles protocolaires du langage, je me sois désigné par une expression qui ne convenait point : elle disqualifie, avec moi, mon pays.
C’est dans l’art de la parole que s’exaltent et culminent la magie des souffles et la vertu de l’étiquette. Affecter un vocable, c’est attribuer un rang, un sort — un emblème. Quand on parle, nomme, désigne, on ne se borne pas à décrire ou à classer idéalement. Le vocable qualifie et contamine, il provoque le destin, il suscite le réel. Réalité emblématique, la parole commande aux phénomènes.

Marcel Granet, La Pensée chinoise, Albin Michel, 1934, 1968.

samedi 5 septembre 2009

Les dieux ont caché ce qui fait vivre les hommes



La joie est une réjouissance inconditionnelle de et à propos de l’existence ; or il n’est rien de moins réjouissant que l’existence, à considérer celle-ci en toute froideur et lucidité d’esprit. [...] De cette incompatibilité entre la joie et sa justification rationnelle — incompatibilité qui définit le paradoxe de la joie — il s’ensuit que la joie, si joie il y a, consiste en une réjouissance impensable : réjouissance qu’il est possible d’éprouver mais qu’il est impossible de concevoir, faute d’en pouvoir rendre compte et couvrir de l’autorité de quelque argument que ce soit. [...]
De ce caractère paradoxal de la joie peuvent se déduire trois principales conséquences. La joie est, par définition, illogique et irrationnelle. Pour prétendre au sérieux et à la cohérence, il lui manquera toujours une raison d’être qui soit convaincante ou même simplement avouable et dicible. La langue courante en dit là-dessus plus long qu’on ne pense lorsqu’elle parle de « joie folle » ou déclare de quelqu’un qu’il est « fou de joie ». Il n’est effectivement de joie que folle ; tout homme joyeux est à sa manière un déraisonnant.
Seconde conséquence : la joie est nécessairement cruelle, de par l’insouciance qu’elle oppose au sort le plus funeste comme aux considérations les plus tragiques. [...] Toutefois, cette insouciance de la joie n’est pas tout à fait naïve ; ou plutôt elle ne l’est qu’au second degré et en dernière instance, c’est-à-dire une fois tout connu et éprouvé [...].
Troisième et dernière conséquence : la joie est la condition nécessaire, sinon de la vie en général, du moins de la vie menée en conscience et connaissance de cause. Car elle consiste en une folie qui permet paradoxalement — et est seule à le permettre — d’éviter toutes les autres folies, de préserver de l’existence névrotique et du mensonge permanent. [...] Or il n’est rien de plus dur ni de plus malaisé — rien qui ne paraisse plus compromis d’avance — qu’un tel savoir. [...] La simple prise en compte de la réalité, le simple exercice de la réflexion suffisent ici à décourager tout effort — sauf s’il s’y mêle l’assistance de la joie qui, telle celle du Dieu pascalien, vient se substituer aux forces défaillantes pour faire triompher, in extremis et contre toute attente, la cause la plus faible [...] Reste que ce secours de la joie demeure à jamais mystérieux, impénétrable aux yeux mêmes de celui qui en éprouve l’effet bienfaisant. Car au fond rien n’a changé pour lui et il n’en sait pas plus long qu’avant : il n’a aucun argument nouveau à invoquer en faveur de l’existence, il est toujours parfaitement incapable de dire pourquoi ni en vue de quoi il vit — et cependant il tient désormais la vie pour indiscutablement et éternellement désirable. C’est ce mystère inhérent au goût de vivre que résume un vers d’Hésiode, au début des Travaux et les jours : [...] « Les dieux ont caché ce qui fait vivre les hommes ».

Clément Rosset, La Force majeure, éditions de Minuit, 1983.

mardi 1 septembre 2009

Théorie critique



Ils demandent toujours aussitôt : que doit-on faire maintenant ? et exigent une réponse de la philosophie comme si c’était une secte. Ils sont en détresse et veulent des instructions pratiques. Mais la philosophie, bien qu’elle présente le monde en concepts, a ceci de commun avec l’art qu’elle tend le miroir au monde en obéissant à une nécessité intérieure — sans que l’intention s’interpose, justement. Elle a — c’est vrai — un rapport à la pratique plus étroit que l’art, elle ne parle pas en images mais de façon littérale. Elle n’a rien pour autant d’un impératif. Les points d'exclamation lui sont étrangers. Elle a remplacé la théologie mais sans trouver un nouveau ciel à indiquer, pas même un ciel terrestre. Elle ne peut certes le chasser de l’esprit, voilà pourquoi on lui demande toujours le chemin qui mène là-bas. Comme si ce n’était pas justement sa découverte que le ciel dont on peut indiquer le chemin n’en est pas un.

Max Horkheimer, Notes critiques (1949-1969), 1974, traduit de l’allemand par Sabine Cornille & Philippe Ivernel, éditions Payot, 1993.

lundi 31 août 2009

* * *



Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr.

Nicolas Bouvier, L’Usage du monde, Droz, 1963.

dimanche 23 août 2009

On frappe



Si nous n’étions pas encore du tout, nous ne serions là pour personne. Mais cette demi-existence où nous sommes peut être aisément dérangée du dehors. Elle n’est pas assez peu, ni assez dense pour y résister. Dans tout ce qui peut nous déranger, il est déjà question de mourir, ce qui nous disperse encore plus qu’on ne l’est déjà, de toute façon. Les coups frappés à la porte qui nous arrachent au sommeil, voire à un travail absorbant, nous font sursauter, mais surtout ils nous piquent et nous paralysent. Dans ces dérangements on pressent déjà quelque chose de la mort ; le travail pénible ne nous absorbe pas assez, au contraire, il nous rend encore plus sensibles. Et l’arrachement ne nous ramène pas toujours à nous-mêmes. Il n’ouvre sur rien de bon. On peut déjà sentir là quelque chose d’intempestif, peut-être faible et vraisemblablement faux, c’est pourtant là et on bute. Des amis deviennent alors facilement des étrangers, évidemment on voit aussi ce que nous sommes et ce qu’ils sont pour nous, quand le léger coup qui nous dérange cesse. On sent alors qu’on n’a pas fini, qu’on ne peut justement pas bien s’arrêter là. En tout cas, ce n’est pas toujours l’attendu qui frappe à la porte.

Ernst Bloch, Traces, traduit de l'allemand par Pierre Quillet & Hans Hildebrand, Gallimard, 1968.

samedi 22 août 2009

La sottise va toujours de l'avant



L’inintelligence s’en tient, si l’on veut, à un constat de non-compréhension: elle ne réussit pas à capter un certain nombre de messages. Elle reste coite, silencieuse. Aucun rapport avec la sottise qui reçoit et émet un nombre infini de messages. La sottise est de nature interventionniste : elle ne consiste pas à mal ou à ne pas déchiffrer, mais à continuellement émettre. Elle parle, elle n’a de cesse d’en « rajouter ». L’intelligence subit, la sottise agit : elle garde toujours l’initiative. L’inintelligence est en retrait, se dérobe à un message auquel elle n’entend rien ; la sottise, elle, va toujours de l’avant. L’inintelligence n’est qu’un refus, ou plutôt une impossibilité de participation ; la sottise se manifeste, au contraire, par un perpétuel engagement. L’inintelligence ferme des portes : elle signale l’interdiction de certaines voies d’accès à telle ou telle connaissance, rétrécissant ainsi le champ de l’expérience. La sottise ouvre à tout : faisant de n’importe quoi un objet d’attention et d’engagement possible, elle fournit de l’occupation pour la vie.

Clément Rosset, Le Réel et son double, Paris, éditions de Minuit, 1977.

mardi 11 août 2009

* * *



Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre.
Blaise Pascal

Il faut voyager loin, afin que lorsque, des mois après, on foule le plancher de sa chambre, on sache où l’on doit placer sa chaise.
Walter Benjamin

lundi 6 juillet 2009

Avec cette plume

Avec cette plume donc il poursuit l’inventaire de ce qui ne lui reste plus à dire.

Robert Pinget, Du nerf, éditions de Minuit, 1990.

dimanche 5 juillet 2009

La question de savoir si, en fin de compte, l’apathie des uns ne deviendra pas la violence des autres



Dans la ville binaire, deux mondes se côtoient sans se voir, et chaque homme est amené à sauter de l’un à l’autre sans transition. Il s’ensuit que tout citadin vit la réalité sociale comme intermittente et heurtée. Cette discontinuité totale de l’expérience suburbaine se retrouve dans ses comportements. Habituellement, l’errant mécanisé fait montre d’une soumission extrême à son environnement (il a intégré depuis son plus jeune âge ses codes d’action et de parole). Cependant, cette passivité dans laquelle il se laisse vivre la plupart du temps peut laisser transpercer des accès soudains d’activité intense. Mais, spoliée de toute nuance, celle-ci ne peut plus se manifester alors que sur le mode de la réaction brutale. Comme l’avait déjà signalé [Georg] Simmel dans son article « La grande ville et la vie de l’esprit », l’animal urbain passe ainsi sans aucune gradation de l’assujettissement à l’agression, de l’anesthésie à l’hyperesthésie. Soumis à une stimulation intense, ses nerfs réagissent par un balancement extrême entre hypersensibilité et insensibilisation. Ses excitations externes aiguisent sa sensibilité et éveillent une passion pour le nouveau ; mais, en même temps, elles produisent aussi chez lui, en raison de leur flux ininterrompu, un mécanisme de défense qui s’achève généralement dans une attitude de réserve. Docile et blasé, il devient sans raison tout à coup agité voire violent, puis retombe tout aussi brusquement et irrationnellement dans l’apathie la plus complète. Il est en proie à la logique de ce que nous nommons l’alternative radicale.

Bruce Bégout, Lieu commun. Le motel américain, éditions Allia, 2003.

samedi 20 juin 2009

Le vide particulier de ces maisons d’écrivains



Il préférait être seul pour visiter la maison, seul pour errer à son gré dans les pièces silencieuses. Il traversa l’hypothèse d’un salon, le souvenir d’une chambre à coucher et contempla le grand vide, le vide particulier de ces maisons d’écrivains où l’absence se met en meubles, un vide triomphal immiscé entre la table et le fauteuil, entre les bibliothèques, les écritoires et les sous-main, le grand vide implacable et ironique qui broie en un rien de temps une poignée d’indices approximatifs patiemment réunis par de méticuleux archivistes, un vide qui ricane autour de la rame de papier qu’on a soigneusement posée sur la table, légèrement de biais pour faire plus vrai.

Nathalie Léger, Les Vies silencieuses de Samuel Beckett, Allia, 2006.

samedi 30 mai 2009

Cette démocratie si parfaite


Photo AFP.

Cette démocratie si parfaite fabrique elle-même son inconcevable ennemi, le terrorisme. Elle veut, en effet, être jugée sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats. L’histoire du terrorisme est écrite par l’État ; elle est donc éducative. Les populations spectatrices ne peuvent certes pas tout savoir du terrorisme, mais elles peuvent toujours en savoir assez pour être persuadées que, par rapport à ce terrorisme, tout le reste devra leur sembler plutôt acceptable, en tout cas plus rationnel et plus démocratique.

Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, éditions Gérard Lebovici, 1988 ; Gallimard, 1992.

vendredi 29 mai 2009

Grogner, fouir, ricaner, se convulser



La honte d’être un homme, nous ne l’éprouvons pas seulement dans les situations extrêmes décrites par Primo Levi, mais dans des conditions insignifiantes, devant la bassesse et la vulgarité d’existence qui hante les démocraties, devant la propagation de ces modes d’existence et de pensée-pour-le-marché, devant les valeurs, les idéaux et les opinions de notre époque. L’ignominie des possibilités de vie qui nous sont offertes apparaît du dedans. Nous ne nous sentons pas hors de notre époque, au contraire nous ne cessons de passer avec elle des compromis honteux. Ce sentiment de honte est un des plus puissants motifs de la philosophie. Nous ne sommes pas responsables des victimes, mais devant les victimes. Et il n’y a pas d’autre moyen que de faire l’animal (grogner, fouir, ricaner, se convulser) pour échapper à l’ignoble : la pensée même est parfois plus proche d’un animal qui meurt que d’un homme vivant, même démocrate.

Gilles Deleuze & Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie?, Paris, éditions de Minuit, 1991.

samedi 23 mai 2009

Messe ocus Pangur Bán / Pangur le blanc, mon chat, et moi



Messe ocus Pangur Bán,
cechtar nathar fria saindan:
bíth a menmasam fri seilgg,
mu memna céin im saincheirdd.

Caraimse fos (ferr cach clu)
oc mu lebran, leir ingnu;
ni foirmtech frimm Pangur Bán:
caraid cesin a maccdán.

O ru biam (scél cen scís)
innar tegdais, ar n-oendís,
taithiunn, dichrichide clius,
ni fris tarddam ar n-áthius.

Gnáth, huaraib, ar gressaib gal
glenaid luch inna línsam;
os mé, du-fuit im lín chéin
dliged ndoraid cu ndronchéill.

Fuachaidsem fri frega fál
a rosc, a nglése comlán;
fuachimm chein fri fegi fis
mu rosc reil, cesu imdis.

Faelidsem cu ndene dul
hi nglen luch inna gerchrub;
hi tucu cheist ndoraid ndil
os me chene am faelid.

Cia beimmi a-min nach ré
ni derban cách a chele:
maith la cechtar nár a dán;
subaigthius a óenurán.

He fesin as choimsid dáu
in muid du-ngni cach oenláu;
du thabairt doraid du glé
for mu mud cein am messe.


Moine irlandais anonyme, VIIIe siècle, Reichenauer Schulheft, Codex 86a/1), Stift Sankt Paul, Levanttal, Autriche.


Paris, Bibliothèque Mazarine, ms. 0013, f. 267v

Each of us pursues his trade,
I and Pangur my comrade,
His whole fancy on the hunt,
And mine for learning ardent.

More than fame I love to be
Among my books and study,
Pangur does not grudge me it,
Content with his own merit.

When ­ a heavenly time! ­ we are
In our small room together
Each of us has his own sport
And asks no greater comfort.

While he sets his round sharp eye
On the wall of my study
I turn mine, though lost its edge,
On the great wall of knowledge.

Now a mouse drops in his net
After some mighty onset
While into my bag I cram
Some difficult darksome problem.

When a mouse comes to the kill
Pangur exults, a marvel!
I have when some secret's won
My hour of exultation.

Though we work for days and years
Neither the other hinders;
Each is competent and hence
Enjoys his skill in silence.

Master of the death of mice,
He keeps in daily practice,
I too, making dark things clear,
Am of my trade a master.

Traduit du vieil irlandais par Frank O’Connor.

Pangur le blanc, mon chat, et moi,
Nous avons une tâche semblable.
La chasse aux souris est son délice,
A la chasse aux mots je me livre toute la nuit.

Bien plus que la renommée des hommes,
J’aime m’asseoir avec un livre et un stylet.
Pangur ne me montre aucune mauvaise volonté,
Lui aussi exerce son art simple.

C’est chose plaisante de voir
Combien nous sommes heureux à nos tâches
Quand nous sommes assis au logis
Et que nous trouvons de quoi divertir nos esprits.

Souvent, une souris vient s’égarer
Sur le passage du héros Pangur ;
Souvent ma pensée affûtée
Prend un sens dans ses filets.

Vers le mur il dirige son œil
Droit, farouche, perçant et rusé ;
Contre le mur de la connaissance
J’éprouve mon peu de sagesse.

Quand une souris sort de sa tanière,
Comme Pangur est heureux !
Quelle joie j’éprouve
Quand je résous les doutes que j’aime !

Ainsi en paix, nous jouons à nos travaux,
Pangur le blanc, mon chat, et moi.
Dans nos arts nous trouvons notre bonheur,
J’ai le mien et lui le sien.

Une pratique quotidienne a rendu
Pangur parfait dans son métier ;
Je cherche la sagesse jour et nuit
Faisant de l'obscurité lumière.

Traduction (médiocre) de Laurence Bobis (Une histoire du chat de l’Antiquité à nos jours, Fayard, 2000, Le Seuil, Points histoire, 2006) d’après la traduction anglaise de Robin Flower (The Irish Tradition, Oxford, 1947).

mercredi 20 mai 2009

Sinon, non !


Lyon, le 17 mai 1846.

à M. Marx

Mon cher monsieur Marx, je consens volontiers à devenir l’un des aboutissants de votre correspondance, dont le but et l’organisation me semblent devoir être très utiles. Je ne vous promets pas pourtant de vous écrire ni beaucoup ni souvent : mes occupations de toute nature, jointes à une paresse naturelle, ne me permettent pas ces efforts épistolaires. Je prendrai aussi la liberté de faire quelques réserves, qui me sont suggérées par divers passages de votre lettre. D’abord, quoique mes idées en fait d’organisation et de réalisation soient en ce moment tout à fait arrêtées, au moins pour ce qui regarde les principes, je crois qu’il est de mon devoir, qu’il est du devoir de tout socialiste, de conserver pour quelque temps encore la forme critique ou dubitative ; en un mot, je fais profession avec le public, d’un antidogmatisme économique presque absolu.
Cherchons ensemble, si vous voulez, les lois de la société, le mode dont ces lois se réalisent, le progrès suivant lequel nous parvenons à les découvrir; mais, pour Dieu ! après avoir démoli tous les dogmatismes a priori ne songeons point à notre tour, à endoctriner le peuple ; ne tombons pas dans la contradiction de votre compatriote Martin Luther, qui après avoir renversé la théologie catholique, se mit aussitôt, à grand renfort d’excommunications et d’anathèmes, à fonder une théologie protestante. Depuis trois siècles, l’Allemagne n’est occupée que de détruire le replâtrage de M. Luther ; ne taillons pas au genre humain une nouvelle besogne par de nouveaux gâchis.
J’applaudis de tout mon cœur à votre pensée de produire au jour toutes les opinions ; faisons-nous une bonne et loyale polémique ; donnons au monde l’exemple d’une tolérance savante et prévoyante, mais, parce que nous sommes à la tête d’un mouvement, ne nous faisons pas les chefs d’une nouvelle intolérance, ne nous posons pas en apôtres d’une nouvelle religion ; cette religion fût-elle la religion de la logique, la religion de la raison.
Accueillons, encourageons toutes les protestations ; flétrissons toutes les exclusions, tous les mysticismes ; ne regardons jamais une question comme épuisée, et quand nous aurons usé jusqu’à notre dernier argument, recommençons s’il le faut avec éloquence et ironie. A cette condition, j’entrerai avec plaisir dans votre association, sinon, non ! (...)

Pierre-Joseph Proudhon, Les Confessions d’un révolutionnaire pour servir à l’histoire de la révolution de février, 1850.

vendredi 24 avril 2009

Comment cognoist il par l’effort de son intelligence, les branles internes et secrets des animaux ?


The Aberdeen Bestiary Project

La presomption est nostre maladie naturelle et originelle. La plus calamiteuse et fragile de toutes les creatures c’est l’homme, et quant et quant, la plus orgueilleuse. Elle se sent et se void logée icy parmy la bourbe et le fient du monde, attachée et cloüée à la pire, plus morte et croupie partie de l’univers, au dernier estage du logis, et le plus esloigné de la voute celeste, avec les animaux de la pire condition des trois : et se va plantant par imagination au dessus du cercle de la Lune, et ramenant le ciel soubs ses pieds. C’est par la vanité de ceste mesme imagination qu’il s’egale à Dieu, qu’il s’attribue les conditions divines, qu’il se trie soy-mesme et separe de la presse des autres creatures, taille les parts aux animaux ses confreres et compagnons, et leur distribue telle portion de facultez et de forces, que bon luy semble. Comment cognoist il par l’effort de son intelligence, les branles internes et secrets des animaux ? par quelle comparaison d’eux à nous conclud il la bestise qu’il leur attribue ?
Quand je me jouë à ma chatte, qui sçait, si elle passe son temps de moy plus que je ne fay d’elle ? Nous nous entretenons de singeries reciproques. Si j’ay mon heure de commencer ou de refuser, aussi à elle la sienne. Platon en sa peinture de l’aage doré sous Saturne, compte entre les principaux advantages de l’homme de lors, la communication qu’il avoit avec les bestes, desquelles s’enquerant et s’instruisant, il sçavoit les vrayes qualitez, et differences de chacune d’icelles : par où il acqueroit une tres parfaicte intelligence et prudence ; et en conduisoit de bien loing plus heureusement sa vie, que nous ne sçaurions faire. Nous faut il meilleure preuve à juger l’impudence humaine sur le faict des bestes ? Ce grand autheur a opiné qu’en la plus part de la forme corporelle, que nature leur a donné, elle a regardé seulement l’usage des prognostications, qu’on en tiroit en son temps.
Ce defaut qui empesche la communication d’entre elles et nous, pourquoy n’est il aussi bien à nous qu’à elles ? C’est à deviner à qui est la faute de ne nous entendre point : car nous ne les entendons non plus qu’elles nous. Par ceste mesme raison elles nous peuvent estimer bestes, comme nous les estimons. Ce n’est pas grand merveille, si nous ne les entendons pas, aussi ne faisons nous les Basques et les Troglodytes. Toutesfois aucuns se sont vantez de les entendre, comme Apollonius Thyaneus, Melampus, Tiresias, Thales et autres. Et puis qu’il est ainsi, comme disent les Cosmographes, qu’il y a des nations qui reçoyvent un chien pour leur Roy, il faut bien qu’ils donnent certaine interpretation à sa voix et mouvements. Il nous faut remerquer la parité qui est entre nous : Nous avons quelque moyenne intelligence de leurs sens, aussi ont les bestes des nostres, environ à mesme mesure. Elles nous flattent, nous menassent, et nous requierent : et nous elles.
Au demeurant nous decouvrons bien evidemment, qu’entre elles il y a une pleine et entiere communication, et qu’elles s’entr’entendent, non seulement celles de mesme espece, mais aussi d’especes diverses :

Et mutæ pecudes, Et denique secla ferarum
Dissimiles suerunt voces variásque cluere
Cum metus aut dolor est, aut cum jam gaudia gliscunt.
(Les troupeaux sans parole et les bêtes sauvages par des cris différents et variés expriment la crainte, la douleur ou le plaisir qu’ils sentent. Lucrèce, V, 1058.)

En certain abboyer du chien le cheval cognoist qu’il y a de la colere : de certaine autre sienne voix, il ne s’effraye point. Aux bestes mesmes qui n’ont pas de voix, par la societé d’offices, que nous voyons entre elles, nous argumentons aisément quelque autre moyen de communication : leurs mouvemens discourent et traictent.

Non alia longè ratione atque ipsa videtur
Protrahere ad gestum pueros infantia linguæ.
(Ce n'est pas autrement que l’on voit les enfants suppléer par le geste à leur voix impuissante. Lucrèce, V, 1029.)

pourquoy non, tout aussi bien que nos muets disputent, argumentent, et content des histoires par signes ? J’en ay veu de si souples et formez à cela, qu’à la verité, il ne leur manquoit rien à la perfection de se sçavoir faire entendre. Les amoureux se courroussent, se reconcilient, se prient, se remercient, s’assignent, et disent en fin toutes choses des yeux.

E’l silentio ancor suole
Haver prieghi e parole.
(Et le silence encore peut avoir prières et paroles. Le Tasse, Aminte, II, chœur 34.)

Quoy des mains ? nous requerons, nous promettons, appellons, congedions, menaçons, prions, supplions, nions, refusons, interrogeons, admirons, nombrons, confessons, repentons, craignons, vergoignons, doubtons, instruisons, commandons, incitons, encourageons, jurons, tesmoignons, accusons, condamnons, absolvons, injurions, mesprisons, deffions, despittons, flattons, applaudissons, benissons, humilions, moquons, reconcilions, recommandons, exaltons, festoyons, resjouïssons, complaignons, attristons, desconfortons, desesperons, estonnons, escrions, taisons : et quoy non ? d’une variation et multiplication à l’envy de la langue. De la teste nous convions, renvoyons, advoüons, desadvoüons, desmentons, bienveignons, honorons, venerons, dedaignons, demandons, esconduisons, egayons, lamentons, caressons, tansons, soubsmettons, bravons, enhortons, menaçons, asseurons, enquerons. Quoy des sourcils ? Quoy des espaules ? Il n’est mouvement, qui ne parle, et un langage intelligible sans discipline, et un langage publique : Qui fait, voyant la varieté et usage distingué des autres, que cestuy-cy doibt plustost estre jugé le propre de l’humaine nature. Je laisse à part ce que particulierement la necessité en apprend soudain à ceux qui en ont besoing : et les alphabets des doigts, et grammaires en gestes : et les sciences qui ne s’exercent et ne s’expriment que par iceux : Et les nations que Pline dit n’avoir point d’autre langue.

Michel de Montaigne, Essais, livre II, chapitre 12, Apologie de Raymond Sebond.

lundi 20 avril 2009

La photographie est un art peu sûr



Je sentais par la force de mes investigations, leur désordre, leur hasard, leur énigme, que la photographie est un art peu sûr, tout comme le serait (si on se mettait en tête de l’établir) une science des corps désirables ou haïssables.

Roland Barthes, La Chambre claire : Notes sur la photographie, Gallimard/Le Seuil/Cahiers du cinéma, Paris, 1980.

dimanche 19 avril 2009

L’homme de l’État, ce sera l’homme nouveau



Car l’État moderne, c’est l’État de l’idéologie, au sens vrai du terme, c’est-à-dire d’une explication de la société tout aussi imaginaire en un sens et tout autant destinée à l’occultation que l’explication religieuse, mais à la différence que de celle-ci rendant compte de la société à partir d’elle-même. Avec l’idéologie, la raison de ce qui ici constitue notre monde commun n’est plus à chercher qu’ici. Les causes du social sont toutes ramenées dans le social. L’État moderne, c’est l’État qui se libère de toute garantie extra-sociale et libère la société de toute justification extérieure. C’est en ce sens l’État de la toute-puissance, l’État qui peut s’assigner pour tâche la prise en charge d’une totalité sociale qui n’est plus que pour lui, qui ne dépend plus que de lui. L’État qui prétend ressaisir la société dans son ensemble, l’État tout-présent dans la société. L’État transformateur par excellence, l’État producteur de la société, et dans son expression dernière : l’État révolutionnaire.
Nouvelle forme de la puissance qui engendre un nouveau espace de connaissance. L’affirmation de l’État même lorsqu’elle n’est qu’en germe, dès lors qu’elle s’appuie sur ce fondement, c’est l’affirmation d’un savoir possible de la constitution de la société par elle-même. l’État est toujours secrètement athée. Il ne croit pas à l’œuvre divine. Il a de bonnes raisons de ne croire qu’à la sienne. Et s’il s’empare de la religion, c’est pour devoir finalement la détruire. Un jour il lui faudra l’abolir pour vraiment lui-même s’établir. Ni Dieu ni nature au-dessus de lui, rien dans les lois de la société qu’il soit éternellement voué à respecter. Pas de limite à son droit de changer. Omnipotent et productif, il fait voir partout l’artifice et la marque d’une création dans la communauté humaine. Jusque dans le sujet humain : pas d’arrêt de la fabrication sociale sur une intangible nature psycho-anthropologique qui dicterait ses exigences à l’institution. L’homme de l’État, ce sera l’homme nouveau. Sous l’effet de cette négation en marche de la nature, dans cette effacement de toute transcendance autre que celle de l’État lui-mêle, surgit un nouveau mode d’explication de la communauté politique. Le social en tant que tel devient pensable. L’État s’imposant radicalement à la société, impose une autre pensée du social.

Miguel Abensour & Marcel Gauchet, « Les Leçons de la servitude et leur destin », dans Étienne de la Boétie, Le Discours de la servitude volontaire, éditions Payot, 1976.

samedi 18 avril 2009

Le bonheur suppose sans doute toujours quelque inquiétude



Il et bon d’avoir un peu de mal à vivre et de ne pas suivre une route toute unie. Je plains les rois qui n’ont qu’à désirer ; et les dieux, s’il y en a quelque part, doivent être un peu neurasthéniques. [...] Le bonheur suppose sans doute toujours quelque inquiétude, quelque passion, une pointe de douleur qui nous éveille à nous-même. [...] J’ai connu plus d’un roi. C’étaient de petits rois, d’un petit royaume ; rois dans leur famille, trop aimés, trop flattés, trop choyés, trop bien servis, ils n’avaient pas le temps de désirer. Des yeux attentifs lisaient dans leur pensée. Eh bien, ces petits Jupiters voulaient malgré tout lancer la foudre ; ils inventaient des obstacles, ils se forgeaient des désirs capricieux, changeaient comme un soleil de janvier, voulaient à tout prix vouloir, et tombaient de l’ennui dans l’extravagance. Que les dieux, s’ils ne sont pas morts d’ennui, ne vous donne pas à gouverner de ces plats royaumes ; qu’ils vous conduisent par des chemins de montagne ; qu’ils vous donnent pour compagne quelque bonne mule d’Andalousie, qui ait des yeux comme des puits, le front comme une enclume, et qui s’arrête tout à coup parce qu’elle voit sur la route l’ombre de ses oreilles.

Émile-Auguste Chartier, dit Alain, Propos, 22 janvier 1908.

lundi 13 avril 2009

Y a des punaises dans l’rôti de porc !

1.
Lorsqu’attablés avec des camarades
Autour d’un moribond vous rêvez d’avenir
Dites-vous pour vous endormir
Que ça va mal et que demain
Vous irez mendier votre pain.
Oui, de Paris à Malakoff
Et de Sydney jusqu’à Moulins
Ce ne sont que tourments, chagrins et catastrophes.

Refrain
Ah ! Ça va mal ! Ah ! Ça va mal !
Le beesteack c’est du cheval
Et même, plus fort que le Roq’fort
Y a des punaises dans l’rôti de porc !
Y a des pupu, y a des nainaises,
Y a des punaises dans l’rôti de porc !

2.
Enfants, prenez garde à votre cervelle,
Ne la surmenez pas, ça la fatiguerait.
Trop manger abîme le portrait.
Les chauv’ n’ont pas mal aux ch’veux,
Les culs-de-jatte envient les boiteux,
Les cabots envient les sous-off’,
Tout le monde est bien malheureux.
Ce ne sont que tourments, chagrins et catastrophes.

Refrain

3.
L’heureux auteur de cette chansonnette
L’a faite avec l’espoir de gagner de l’argent
Pour ach’ter une clarinette
Car il n’est pas exigeant.
Manger, c’est bon, ça c’est certain,
Mais il faut manger à sa faim.
Et chacune de ces trois strophes
Et ces ces vers tombant un à un,
Ce ne sont que tourments, chagrins et catastrophes.

Robert Desnos, « La Sérénade du rôti de porc, par les complices de Fantômas », Fantômas, opéra-ballet-comédie musicale, 1933, Œuvres, édition établie et présentée par Marie-Claire Denis, Gallimard, « Quarto », 1999.

lundi 30 mars 2009

Mais Ludmilla a toujours un pas d’avance sur toi


Carl Spitzweg

Mais Ludmilla a toujours un pas d’avance sur toi. « J’aime savoir qu’il existe des livres que je peux vraiment lire... », dit-elle. Sûre que, à la force de son désir, doivent correspondre des objets existants, concrets, même s’ils lui sont encore inconnus. Comment ne pas se faire distancer par une femme qui lit toujours un livre en plus de celui qu’elle a sous les yeux, un livre qui n’existe pas encore mais qui ne pourra pas ne pas exister puisqu’elle le veut ?
Le professeur est là, à sa table ; ses mains émergent dans le cône de lumière d’une lampe, tantôt levées, tantôt posées sur le livre fermé qu’elles effleurent avec la nostalgie d’une caresse.
— Lire, dit-il, c’est cela toujours : une chose est là, une chose faite d’écriture, un objet solide, matériel, qu’on ne peut pas changer ; et, à travers cette chose, on entre en contact avec quelque chose d’autre, qui n’est pas présent, quelque chose qui fait partie du monde immatériel, invisible, parce qu’elle est seulement pensable ou imaginable, ou parce qu’elle a été et n’existe plus, parce qu’elle est passée, disparue, inaccessible, perdue au royaume des morts...
— Ou bien parce qu’elle n’existe pas encore, quelque chose qui fait l’objet d’un désir, d’une crainte possible ou impossible (c’est Ludmilla qui parle) : lire, c’est aller à la rencontre d’une chose qui va exister mais dont personne ne sait encore ce qu’elle sera...

Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur, traduit de l’italien par Danièle Sallenave & François Wahl, Le Seuil, 1981.

samedi 28 mars 2009

Le roi de l’univers n’a pas d’autre talisman


C’est les bottes de 7 lieues cette phrase « Je me vois » on y voit jour et nuit à volonté Le roi de l’univers n’a pas d’autre talisman
Mon cœur petit cercle de fumée attire le regard du fumeur illettré qui ignore la lettre L.

Robert Desnos, « Et voilà que tout un cimetière... », 1923.

vendredi 23 janvier 2009

Celui-là seul qui conserve le souvenir d’un bonheur immémorial


Andrew Wyeth, Christina's World

Rien ne dévoile mieux le sens physique de la nostalgie que l’impossibilité où elle est de coïncider avec quelque moment du temps que ce soit ; aussi cherche-t-elle consolation dans un passé reculé, immémorial, réfractaire aux siècles et comme antérieur au devenir. Le mal dont elle souffre – effet d’une rupture qui remonte aux commencements – l’empêche de projeter l’âge d’or dans l’avenir ; celui qu’elle conçoit naturellement c’est l’ancien, le primordial ; elle y aspire, moins pour s’y délecter que pour s’y évanouir, pour y déposer le fardeau de la conscience. Si elle retourne à la source des temps, c’est pour y retrouver le paradis véritable, objet de ses regrets. Tout à l’opposé, celle dont procède le paradis d’ici-bas sera démunie de la dimension du regret précisément : nostalgie renversée, faussée et viciée, tendue vers le futur, obnubilée par le « progrès », réplique temporelle, métamorphose grimaçante du paradis originel. Contagion ? automatisme ? cette métamorphose a fini par s’opérer en chacun de nous. De gré ou de force, nous misons sur l’avenir, en faisons une panacée, et, l’assimilant au surgissement d’un tout autre temps à l’intérieur du temps même, le considérons comme une durée inépuisable et pourtant achevée, comme une histoire intemporelle. Contradiction dans les termes, inhérente à l’espoir d’un règne nouveau, d’une victoire de l’insoluble au sein du devenir. Nos rêves d’un monde meilleur se fondent sur une impossibilité théorique. Quoi d’étonnant qu’il faille, pour les justifier, recourir à des paradoxes solides ? [...]
Échafauder une société où, selon une étiquette terrifiante, nos actes sont catalogués et réglés, ou, par une charité poussée jusqu’à l’indécence, l’on se penche sur nos arrière-pensées elles-mêmes, c’est transporter les affres de l’enfer dans l’âge d’or, ou créer, avec le concours du diable, une institution philanthropique. Solariens, Utopiens, Harmoniens − leurs noms affreux ressemblent à leur sort, cauchemar qui nous est promis à nous aussi, puisque nous l’avons nous-mêmes érigé en idéal.
A prôner les avantages du travail, les utopies devaient prendre le contre-pied de la Genèse. Sur ce point tout particulièrement, elles sont l’expression d’une humanité engloutie dans le labeur, fière de se complaire aux conséquences de la chute, dont la plus grave demeure l’obsession du rendement. Les stigmates d’une race qui chérit la « sueur au front », qui en fait un signe de noblesse, qui s’agite et peine en exultant, nous les portons avec orgueil et ostentation ; d’où l’horreur que nous inspire, à nous autres réprouvés, l’élu qui refuse de besogner, ou d’exceller dans quelque domaine que ce soit. Le refus dont nous lui faisons grief, en est capable celui-là seul qui conserve le souvenir d’un bonheur immémorial. Dépaysé au milieu de ses semblables, il est comme eux et pourtant il ne peut communier avec eux ; de quelque côté qu’il regarde, il ne se sent pas d’ici ; tout ce qu’il y discerne lui semble usurpation : le fait même de porter un nom... Ses entreprises échouent, il s’y lance sans y croire : des simulacres dont le détourne l’image précise d’un autre monde. L’homme, une fois évincé du paradis, pour qu’il n’y songe plus ni n’en souffre, obtint en compensation la faculté de vouloir, de tendre vers l’acte, de s’y abîmer avec enthousiasme, avec brio. Mais l’aboulique, dans son détachement, dans son marasme surnaturel, quel effort produire, à quel objet se livrer ? Rien ne l’engage à sortir de son absence. Et cependant lui-même n’échappe pas entièrement à la malédiction commune : il s’épuise dans un regret, et y dépense plus d’énergie que nous n’en fournissons dans touts nos exploits.

Emil Michel Cioran, Histoire et Utopie, Gallimard, 1960.

lundi 12 janvier 2009

Une gigantesque retenue de larmes toujours au bord de se déverser

L’injonction, partout, à « être quelqu’un » entretient l’état pathologique qui rend cette société nécessaire. L’injonction à être fort produit la faiblesse par quoi elle se maintient, à tel point que tout semble prendre un aspect thérapeutique, même travailler, même aimer. Tous les « ça va ? » qui s’échangent en une journée font songer à autant de prises de température que s’administrent les uns aux autres une société de patients. La sociabilité est maintenant faite de mille petites niches, de mille petits refuges où l’on se tient chaud. Où c’est toujours mieux que le grand froid dehors. Où tout est faux, car tout n’est que prétexte à se réchauffer. Où rien ne peut advenir parce que l’on y est sourdement occupé à grelotter ensemble. Cette société ne tiendra bientôt plus que par la tension de tous les atomes sociaux vers une illusoire guérison. C’est une centrale qui tire son turbinage d’une gigantesque retenue de larmes toujours au bord de se déverser.

Comité invisible, L’Insurrection qui vient, éditions La Fabrique, 2007.

vendredi 9 janvier 2009

Le socialisme signifie une société sans classes, ou il ne signifie rien du tout



Les milices ouvrières, du fait qu’elles étaient levées sur la base des syndicats et composées, chacune, d’hommes ayant à peu de choses près les mêmes opinions politiques, eurent pour conséquence de canaliser vers une seule même portion de territoire tout ce que le pays comptait de sentiments les plus révolutionnaires. J’étais tombé plus ou moins par hasard dans la seule communauté de quelque importance de l’Europe occidentale où la conscience de classe et le refus d’avoir confiance dans le capitalisme fussent des attitudes plus courantes que leurs contraires. Ici, sur ces hauteurs, en Aragon, l’on se trouvait parmi des dizaines de milliers d’hommes, pour la plupart, mais non tous cependant, d’origine prolétarienne, vivant tous sur le même plan, mêlés sur un pied d’égalité. En théorie c’était l’égalité absolue, et dans la pratique même, il s’en fallait de peu. En un sens il serait conforme à la vérité de dire qu’on faisait là l’expérience d’un avant-goût du socialisme, et j’entends par là que l’état d’esprit qui régnait était celui du socialisme. Un grand nombre de mobiles normaux de la vie civilisée — affectation, thésaurisation, crainte du patron, etc. — avaient absolument cessé d’exister. L’habituelle division en classes de la société avait disparu dans une mesure telle que c’était chose impossible à concevoir dans l’atmosphère corrompue par l’argent de l’Angleterre ; il n’y avait là que les paysans et nous, et nul ne reconnaissait personne pour son maître. Bien entendu, un tel état de choses ne pouvait durer. Ce fut seulement une phase temporaire et locale dans la gigantesque partie qui est en train de se jouer sur toute la surface de la terre. Mais elle dura suffisamment pour avoir une action sur tous ceux qui la vécurent. Sur le moment, nous pûmes bien jurer et sacrer violemment, mais nous nous rendîmes compte après coup que nous avions pris contact avec quelque chose de singulier et de précieux. Nous avions fait partie d’une communauté où l’espoir était plus normal que l’indifférence et le scepticisme, où le mot camarade signifiait camaraderie et non comme dans la plupart des pays, connivence pour faire des blagues. Nous avions respiré l’air de l’égalité. Je n’ignore pas qu’il est de mode, aujourd’hui, de nier que le socialisme ait rien à voir avec l’égalité. Dans tous les pays du monde une immense tribu d’écrivassiers de parti et de petits professeurs d’université papelards sont occupés à « prouver » que le socialisme ne signifie rien de plus qu’un capitalisme d’Etat plus planifié et qui conserve entièrement sa place comme mobile à la rapacité. Mais heureusement il existe aussi une façon d’imaginer le socialisme tout à fait différente de celle-là. Ce qui attire le commun des hommes au socialisme, ce qui fait qu’ils sont disposés à risquer leur peau pour lui, la « mystique » du socialisme, c’est l’idée d’égalité ; pour l’immense majorité des gens, le socialisme signifie une société sans classes, ou il ne signifie rien du tout. Et c’est à cet égard que ces quelques mois passé dans les milices ont été pour moi d’un grand prix. Car les milices espagnoles, tant qu’elles existèrent, furent une sorte de microcosme d’une société sans classes.
Cette communauté où personne ne poursuivait un but intéressé, où il y avait pénurie de tout, mais nul privilège et où personne ne léchait les bottes à quelqu’un, était comme une anticipation sommaire qui permettait d’imaginer à quoi pourraient ressembler les premiers temps du socialisme. Et, somme toute, au lieu d’être désillusionné, j’étais profondément attiré. Et cela eut pour résultat de rendre mon désir de voir établi le socialisme beaucoup plus réel qu’il n’était auparavant. En partie, peut-être, cela vint de ce que j’eus la chance d’être parmi des Espagnols qui, avec leur décence innée et cette pointe d’anarchisme toujours présente en eux, rendraient même les débuts du socialisme supportables, si l’occasion leur en était donnée.

George Orwell, Hommage à la Catalogne (Homage to Catalonia), Londres, 1938, traduit de l’anglais par Yvonne Davet, éditions Champ Libre, 1981.