dimanche 27 novembre 2016

Poésie, s’il y a

A tort, comme poète, on a parfois jugé Henry Michaux. De cela sont cause ses Fables des origines, fables en huit lignes. S’il avait pu les écrire en 6 mots, il n’eût pas manqué de le faire. Poésie, s’il y a, c’est le minimum qui subsiste dans tout exposé humainement vrai. Il est essayiste. De lui encore, le Rêve et la jambe, essai philosophique, style abrupt, elliptique comme son titre.

Henri Michaux, Lettre de Belgique, 1924.

lundi 13 juin 2016

L’incertitude avec laquelle nous explorons à tâtons l’obscurité qui nous entoure

Si l’on considère la langue comme une vieille ville avec son inextricable réseau de ruelles et de places, ses secteurs qui ramènent loin dans le passé, ses quartiers assainis et reconstruits et sa périphérie qui ne cesse de gagner sur la banlieue, je ressemblais à un habitant qui, après une longue absence, ne se reconnaîtrait pas dans cette agglomération, ne saurait plus à quoi sert un arrêt de bus, ce qu’est une arrière-cour, un carrefour, un boulevard ou un pont. L’articulation de la langue, l’agencement syntaxique de ses différents éléments, la ponctuation, les conjonctions et jusqu’aux noms désignant les choses les plus simples, tout était enveloppé d’un brouillard impénétrable. Ce que j’avais écrit par le passé, cela surtout, m’était devenu incompréhensible. Je me disais sans arrêt : une telle phrase, c’est quelque chose qui prétend avoir un sens, en réalité ce n’est qu’un pis-aller, une sorte d’excroissance générée par l’incertitude avec laquelle, un peu sur le modèle des plantes et des animaux marins avec leurs tentacules, nous explorons à tâtons l’obscurité qui nous entoure. Ce qui précisément semble l’expression adéquate d’une pensée intelligente, l’exposition d’une idée au moyen d’un certain savoir-faire stylistique, me paraissait désormais constituer une entreprise parfaitement arbitraire ou chimérique. Je ne voyais plus de cohérence nulle part, les phrases se diluaient en une série de mots isolés, les mots en une suite aléatoire de lettres, les lettres en signes disloqués et ceux-ci en une trace gris plomb brillant çà et là de reflets argentés, qui eût été sécrétée et abandonnée derrière soi par quelque gastéropode et dont la vue me remplissait tour à tour de honte et d’effroi.

W.G. Sebald, Austerlitz, traduit de l'allemand par Patrick Charbonneau, Actes Sud, 2002, Gallimard, 2006.

dimanche 5 juin 2016

Oh ! l’eau, toutes ces eaux par le monde entier !

Il habitait rue Saint-Sulpice. Mais il s’en alla. « Trop près de la Seine, dit-il, un faux pas est si vite fait » ; il s’en alla.
Peu de gens réfléchissent comme il y a de l’eau, et profonde et partout.
Les torrents des Alpes ne sont pas si profonds, mais ils sont tellement rapides (résultat pareil). L’eau est toujours la plus forte, de quelque manière qu’elle se présente. Et comme il s’en rencontre de tous côtés presque sur toutes les routes… il a beau exister des ponts et des ponts, il suffit d’un qui manque et vous êtes noyé, aussi sûrement noyé qu’avant l’époque des ponts.
« Prenez de l’hémostyl, disait le médecin, ça provient du sang. »
« Prenez de l’antasthène, disait le médecin, ça provient des nerfs. »
« Prenez des balsamiques, disait le médecin, ça provient de la vessie. »
Oh ! l’eau, toutes ces eaux par le monde entier !

Henri Michaux, « Encore un malheureux «, La nuit remue, Gallimard,  1935.

vendredi 6 mai 2016

Ainsi le billet reste-t-il perdu, recherché par l’enfant perdu, sans bureau des objets perdus

[...] ce Munichois, grand connaisseur en mutisme, racontait un après-midi, comme on avait déjà pas mal bu à la ronde, l’histoire suivante, d’un ton abrupt et laconique, et pourtant ironique : un homme, qui avait beaucoup voyagé, avait trouvé quelque chose. Quelque chose qu’on lui avait donné, pas dans la rue, mais à Bruxelles au théâtre. La pièce ne l’intéressait pas, et il regardait la femme qu’il avait déjà remarquée, dans une loge juste au-dessus de lui. Elle était évidemment très belle, elle avait l’air d’après lui de sortir d’un roman, elle regarde l’homme elle aussi, prend un billet à la main et l’agite. L’homme se lève et quitte la salle, monte l’escalier jusqu’au premier balcon et va à la loge de la belle dame. Elle lui tend le billet, lui jette un bref regard et referme la porte. L’homme lit le billet, du moins il voulait le lire, mais il ne pouvait pas, car il n’y comprenait rien, c’étaient des signes absolument incompréhensibles dans une langue apparemment tout à fait inconnue. L’homme restait là perplexe, mais l’ouvreuse, qui tournait déjà autour de lui, jeta les yeux sur le billet de côté et dit seulement : suivez-moi. L’étranger devient brutal, l’ouvreuse encore plus, l’homme se fâche, l’ouvreuse va chercher le directeur. L’étranger ne l’écoutait plus depuis longtemps et étudiait le billet énigmatique, les signes étaient tracés d’une encre incolore, très ronds et en arabesques, on ne s’y retrouvait pas. Là-dessus arrive le directeur, très étonné, mais à peine a-t-il vu le billet qu’il se retourne, appelle les gardiens et prie l’homme de quitter le théâtre. Stupéfait, l’homme descend l’escalier avec l’agent de police, arrive à la caisse où on avait préparé le prix de sa place, et se retrouve devant le théâtre sur la vaste place silencieuse. L’homme resta là un bon moment tout seul, il n’arrivait pas à tirer la moindre chose au clair, finit par se décider à prendre un fiacre jusqu’à son hôtel pour demander une explication à quelqu’un connaissant la ville, il appela le gérant et lui raconta l’invraisemblable incident. Le gérant connaissait l’étranger comme un homme honnête, avec du beau linge et des manières bourgeoises, il s’indigna contre l’état d’arriération de la ville, fit des considérations sur les mœurs locales, au théâtre spécialement. Mais dès qu’il aperçut le billet, il se mit à mâcher toutes sortes de paroles, comme pour une chose qui ne lui disait rien de bon et finit par dire : les choses sont comme elles sont, je prie également monsieur de quitter l’hôtel. J’irai même jusqu’à lui conseiller, puisque monsieur était en tout cas notre client, de quitter Bruxelles ce soir même, pour la France ou l’Angleterre. L’homme se sent mal et se précipite à l’air frais ; alors, continua le Munichois à contrecœur, on s’imagine sans peine tout ce qui s’est passé cette nuit-là et plus tard. L’homme était au fond un être réservé et il ne connaissait pas Bruxelles, il n’avait jamais fait de mal à une mouche, qui pouvait donc lui en vouloir ? Tout ce qu’il voulait c’était se changer les idées quelquefois, sortir de sa vie monotone, ou bien parfois il voulait avoir un souvenir de sa vie sans histoires qu’il oubliait d’un jour à l’autre. Mais ce n’était pas par goût de l’aventure, pas même par exaltation romantique qu’il était tombé dans les filets de la femme inconnue, voire, en définitive, le billet à la main, dans les filets de l’Inconnu tout court. Alors, maintenant, il était comblé, et l’histoire fantastique se poursuivit de mal en pis en Angleterre où il était allé. Le bruit s’était déjà répandu jusque dans ces parages, des gens qu’il connaissait, dans la rue, l’évitaient intentionnellement ; des relations d’affaires se rompaient, en Angleterre comme en France et en Allemagne, et jusque dans la lointaine, indolente mais superstitieuse Espagne. Et personne ne lui donna la moindre indication ; rien à faire pour démêler le secret que tous comprenaient, ou semblaient comprendre, sauf lui. Puis l’homme, dont le courrier ne contenait plus que des lettres d’insultes et de menaces, reçut un matin une lettre d’Amérique du Nord, d’un vieux collègue, d’où il ressortait que là-bas on ignorait encore tout de son malheur. Avide de voir de nouveau des hommes non prévenus, plein d’un espoir tout neuf de déchiffrer le message, il s’embarqua pour New York, et se hâta sur-le-champ vers le bureau d’un avocat et notaire de sa connaissance. « J’ai une proposition à vous faire », dit-il en bref, il ferma la porte à clef et mis son browning sur la table. « Je ne veux plus me laisser faire », poursuivit-il, et il conta son affaire en quelques mots. « Je sais, monsieur, que dès que vous aurez vu le billet, vous ne voudrez plus me connaître et que le boycottage va recommencer ici. Alors choisissez : déchiffrez-moi le texte et je vous donne dix mille dollars, la moitié de ce que je possède actuellement. Faites comme les autres et je tire, d’abord sur vous, puis sur moi, ça m’est égal. » L’avocat vit le chèque, vit le revolver, offrit un cigare comme d’habitude et dit : « Il va de soi que j’accède à votre demande. Passez-moi le document. » L’homme prit son portefeuille, fouilla en vain, la poche était vide, il avait perdu le billet.
[...] Il y a bien des gens de nos jours, dans cette période si bourgeoise et si creuse, cette période perdue, qui, pareils à celui qui a conté subitement cette histoire de fou, tournaillent comme des enfants qui écoutent les adultes. Tous ces adultes savent tous quelque chose qu’il ne sait pas, ou alors :c’est quelque chose qu’il n’a pas trouvé comme adulte, qui se trouve dans le regard lourd qu’il jette autour de lui en quittant une chambre louée, pour voir ce qu’il pourrait bien avoir oublié, ou qui se trouve dans ce malaise tout aussi lourd qu’il ressent lorsqu’il ne retrouve plus une phrase qu’il allait dire à l’instant et qui, justement parce qu’elle disparaît, semble être si immensément importante. Le Munichois, sans être tout à fait un original, se trouvait continuellement dans une sorte de période d’initiation qu’on ne connaît que comme sexuelle, mais qui est ici existentielle. Un original devenu tellement typique est même capable, avec son histoire de fou surchargée, d’être une figure de roman, non écrite et pourtant réelle, une figure qui épie pour ainsi dire. Cette figure n’ayant aucune occupation, et solitaire, prête l’oreille à toutes sortes d’impressions et d’expressions dont un homme raisonnable ne sait rien, Dieu merci. Ainsi quand le Munichois avoue, à l’occasion d’une phrase entendue en passant et pas comprise, que le vieux soupçon en lui s’éveille qu’il ignore quelque chose de très important sur quoi il ne pourrait mettre la main que par hasard. « D’autres le savent, peut-être tout le monde, bien qu’ils ne puissent ni ne veuillent rien en faire, il n’y a que moi, et je rate ma vie faute de savoir cette chose importante, qu’est-ce que ça peut bien être ? » Ainsi le billet reste-t-il perdu, recherché par l’enfant perdu, sans bureau des objets perdus. Évidemment personne, quant à cette histoire également insatisfaisante, ne doit se sentir trop à l’abri de son bref éclair — du reste soufflé comme par un mort — il n’est pas à vrai dire agnostique. Sans doute l’arpenteur K. ne se serait-il pas lui non plus reconnu dans un mandat d’arrêt aussi public s’il l’avait porté sur lui.

Ernst Bloch, Spuren, Berlin, 1930 ; Traces, traduit de l’allemand par Pierre Quillet & Hans Hildebrand, Gallimard, 1968. 

samedi 30 avril 2016

Jamais elle n’avait pu s’habituer à son prénom. Lorsqu’ils l’avaient appelée India, ses parents devaient certainement penser à quelqu’un d’autre.

Evan S. Connell, Mrs Bridge (1959), traduit de l’anglais (États-Unis) par Clément Leclerc, Belfond, 2016.

dimanche 31 janvier 2016

Deux fois (dans le même fleuve)

Quand le fleuve est lent, et que l’on peut compter sur une bonne bicyclette ou un bon cheval, il est vraiment possible de se baigner deux (et même trois, selon les règles d’hygiène propres à chacun) fois dans le même fleuve.

Augusto Monterroso. — Cité dans Roberto Bolaño, La literatura nazi en America, 1996 ; La littérature nazie en Amérique, traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio, Christian Bourgois, 2003.

lundi 25 janvier 2016

Une chemise (deux fois)



La chute dans le présent. — On peut aussi arriver par des voies singulières au hic et nunc qui n’est jamais bien loin de nous. Je connais une petite histoire, presque vulgaire, qu’on raconte chez les Juifs de l’Est, dont la conclusion produit une déception bizarre, il faut bien le dire. Elle prétend manifestement finir sur un mot d’esprit, mais il est plutôt embarrassé et insipide, pas drôle, et il doit pourtant suffire à combler le trou où l’on est tombé. Ce trou est notre présent, où nous sommes tous et dont le récit ne va nullement s’éloigner, comme ils font presque toujours ; préparons donc notre trappe. On s’était instruit et querellé, on s’en était lassé. Les Juifs discutaient dans le temple de la petite ville du vœu que chacun présenterait au cas où un ange viendrait. Le rabbin disait qu’il serait déjà bien content d’être débarrassé de sa toux. Et moi, disait un autre, d’avoir marié mes filles. Et moi, dit un troisième, je ne voudrais pas de filles du tout, mais un fils qui reprenne mon affaire. Finalement le rabbin s’adressa à un mendiant qui avait rappliqué la veille et qui était assis, en loques et misérable, sur le dernier banc. « Et toi, mon cher, quel vœu présenterais-tu ? Dieu t’entende, tu n’as pas l’air de n’avoir plus rien à désirer. » « Moi, dit le mendiant, je voudrais être un grand roi avec un grand royaume. Dans chacune de mes villes j’aurais un palais et dans la plus belle ma résidence, faite d’onyx, de santal et de marbre. C’est là que je serais assis sur mon trône, craint de mes ennemis, aimé de mon peuple, comme le roi Salomon. Mais à la guerre, je n’ai pas la chance de Salomon ; l’ennemi envahit mes terres, mes armées sont battues et toutes les villes et les forêts sont en flammes. L’ennemi est aux portes de ma résidence, j’entends le tumulte des rues et je siège tout seul dans la salle du trône, avec ma couronne, mon sceptre, la pourpre et l’hermine, abandonné de tous mes dignitaires, et j’entends le peuple hurler à mort contre moi. Alors, je me déshabille, je dépouille toute la pompe royale, je saute en chemise par la fenêtre dans la cour. Traversant la ville en tumulte, la campagne, je cours, je cours à travers mon pays incendié pour sauver ma vie. Dix jours durant jusqu’à la frontière où personne ne me connaît, j’arrive ici, chez d’autres hommes qui ne savent rien de moi, qui ne me veulent rien, je suis sauvé et depuis hier soir je suis ici. » Là-dessus, un long silence, le coup avait porté, le mendiant s’était dressé et le rabbin le regardait. « Je dois dire, fit le rabbin lentement, je dois dire que tu es un drôle d’homme. Pourquoi donc tant désirer pour ensuite tout perdre ? Que te resterait-il de ta richesse et de ta splendeur ? — Il m’en resterait quelque chose, rabbin, j’aurais au moins une chemise. » Les Juifs éclatèrent de rire et hochèrent la tête, et firent au roi cadeau d’une chemise, d’un mot d’esprit le coup avait été amorti. Ce drôle de passage au présent, pour finir, ou si l’on veut la fin du présent, avec les mots : depuis hier soir je suis ici, cette irruption du présent en plein rêve. Grammaticalement transmis par un mode d’expression compliqué : de la forme optative dont il part dans son récit, le mendiant passe au présent historique et soudain au présent proprement dit. L’auditeur est parcouru d’un certain frisson quand il atterrit là où il se trouve ; pas de fils pour reprendre l’affaire.

 

Ernst Bloch, Spuren, Berlin, 1930 ; Traces, traduit de l’allemand par Pierre Quillet & Hans Hildebrand, Gallimard, 1968.

 

 

On raconte que dans un village hassidique, un soir, à l’issue du sabbat, les Juifs étaient assis dans une auberge misérable. C’étaient tous des habitants du lieu, à l’exception d’un seul, que personne ne connaissait, un miséreux vêtu de guenilles, qui se tenait en retrait, blotti dans un coin obscur. Les conversations allaient bon train. Puis quelqu’un demanda ce que chacun souhaiterait, s’il lui était accordé un vœu. L’un aurait demandé de l’argent, l’autre un gendre, le troisième un nouvel établi, et l’on fit ainsi le tour de l’assemblée. Chacun ayant répondu, ce fut le tour du mendiant dans son coin obscur. À contrecœur et en hésitant, il accéda au désir des questionneurs : « Je voudrais être un roi puissant régnant sur un vaste pays et que je dorme la nuit dans mon palais et que les ennemis passent la frontière et qu’avant l’aube ils aient chevauché jusque sous les murs de mon château sans rencontrer de résistance et que, réveillé en sursaut, je n’aie pas même le temps de m’habiller et que je doive prendre la fuite vêtu d’une simple chemise et que je sois traqué sans répit, par monts et par vaux, jour et nuit, jusqu’à ce que je trouve refuge sur un banc dans un coin de votre auberge. Voilà ce que je souhaiterais. » Les autres se regardaient sans comprendre. « Et ça t’apporterait quoi ? » demanda quelqu’un. – « Une chemise », répondit-il.

 

Walter Benjamin, « Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort » (1934), traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac et Pierre Rusch, Œuvres II, Gallimard (collection Folio), 2000.

jeudi 21 janvier 2016

Qu’on me le montre

Qu’on me le montre, celui qui aurait conquis la certitude
et qui rayonnerait à partir de là dans la paix
comme une montagne qui s’éteint la dernière
et ne frémit jamais sous la pesée de la nuit.

Philippe Jaccottet, « Le mot joie », Pensées sous les nuages, Gallimard, 1983.

mardi 19 janvier 2016

Pour qu’ils ne s’en mettent pas plein les doigts

(J’aime bien les oranges, mais par paresse je n’en mange guère, car c’est un fruit ennuyeux à peler et à couper : on s’en met plein les doigts. Or, en Espagne, au Maroc, si je le demande, le serveur du restaurant pèle et coupe l’orange pour moi : l’orange est aliñada, mise en lignes. C’est ce que je fais ici du discours amoureux : je le débite en tranches, en figures, pour les autres, pour qu’ils ne s’en mettent pas plein les doigts : le discours est aliñado, comme une orange.)

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux : inédits dans Le Discours amoureux. Séminaire à l’École pratique des hautes études, 1974-76, Le Seuil, 2007.

dimanche 17 janvier 2016

Ce que nous sommes dès que nous nous taisons

Nous ne sommes qu’une succession d’états discontinus par rapport au code des signes quotidiens et sur laquelle la fixité du langage nous trompe : tant que nous dépendons de ce code, nous concevons notre continuité, quoique nous ne vivions que de discontinu : mais ces états discontinus ne concernent que notre façon d’user ou de ne pas user de la fixité du langage : être conscient, c’est en user. Mais de quelle façon le pouvons-nous pour jamais savoir [« ] ce que nous sommes dès que nous nous taisons ? » (Klossowski, [Pierre, Nietzsche et le cercle vicieux, Mercure de France, 1969, 1975, p.] 69). Le fragmentaire du discours et du texte serait une concession, la plus petite concession qu’il soit possible de faire à la fixité du langage.

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux : inédits dans Le Discours amoureux. Séminaire à l’École pratique des hautes études, 1974-76, Le Seuil, 2007.